Comment le peuple juif fut inventé

Dans mon dernier article sur les perspectives d'avenir actuelles, j'avais cité un ouvrage très intéressant titré justement "Comment le peuple juif a été inventé".

Cet ouvrage d'un peu plus de 400 pages peut sembler rébarbatif à première vue, aussi, j'en ai extrait les parties les plus importantes pour tenter de comprendre les évènements actuels. Qui ont brusquement accéléré début 2020.

En même temps, nous aurons aussi une lecture critique et factuelle de l'Ancien Testament biblique, qui nous démontrera les incohérences, les impossibilités, les exagérations des auteurs (inconnus) de ces textes, écrits et recopiés plus ou moins fidèlement maintes et maintes fois à diverses époques… C'est pourtant sur ces écrits que se fonde la doctrine principale du sionisme, à savoir qu'il n'y aurait qu'un seul peuple "élu de Dieu" : le peuple juif.

Tout en bas de page, un autre résumé plus succin sur un mode un peu plus "humoristique".

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A la lumière des conclusions théoriques d'Anderson et de Gellner, et sur la base d'un certain nombre d'hypothèses de travail de chercheurs qui ont suivi leurs traces, on peut, de façon générale, différencier la « nation » des autres unités sociales ayant existé dans le passé par plusieurs traits spécifiques, et ce malgré la fluidité de son contenu et le fait qu'elle possède de multiples visages sur le plan historique :

1. Une nation est un groupe humain dans lequel se forme une culture de masse hégémonique qui se veut commune et accessible à tous ses membres, par le moyen d'une éducation globale.

2. Au sein de la nation s'élabore une conception d'égalité civique parmi ceux qui sont considérés et se voient eux-mêmes comme ses membres. Cet organisme civil se considère lui-même comme souverain, ou bien réclame son indépendance politique s'il ne l'a pas encore obtenue.

3. Il doit exister une continuité culturelle et linguistique unificatrice, ou du moins une quelconque représentation globale de la formation de cette continuité, entre les représentants de la souveraineté de fait, ou ceux de l'aspiration à l'indépendance, et le moindre des citoyens.

4. A l'inverse des sujets du monarque par le passé, les citoyens qui s'identifient à la nation sont censés, pour vivre sous sa souveraineté, être conscients de leur appartenance à celle-ci ou aspirer à en constituer une partie.

5. La nation possède un territoire commun dont les membres ressentent et décident qu'ils en sont, ensemble, les possesseurs exclusifs. Toute atteinte à celui-ci est éprouvée avec la même intensité que la violation de leur propriété privée personnelle.

6. L'ensemble des activités économiques sur le domaine de ce territoire national, après l'obtention de la souveraineté indépendante, prévalait, du moins jusqu'à la fin du XXe siècle, sur les relations avec les autres économies de marché.

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Mythistoire. Au Commencement Dieu créa le Peuple.

« Il est plus clair que le jour, d'après tous ces passages, que ce n'est point Moïse qui a écrit le Pentateuque, mais bien un autre écrivain postérieur à Moïse de plusieurs siècles. »

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, 1670.

« La Terre d'Israël est le lieu où naquit le peuple juif. C'est là que se forma son caractère spirituel, religieux et national. C'est là qu'il réalisa son indépendance, créa une culture d'une portée à la fois nationale et universelle et fit don de la Bible éternelle au monde entier. »

Déclaration d'indépendance de l'État d'Israël, 1948.

Jost, ancien disciple de Johann Gottfried Eichhorn, qui fut l'un des brillants instigateurs de cette école critique, connaissait parfaitement les nouvelles analyses philologiques et en avait volontiers repris une grande partie à son compte. Il savait que les écrits saints avaient été rédigés par des auteurs divers à des époques relativement tardives et qu'ils n'avaient aucune base ni aucune référence extérieures. Cela ne signifiait pas qu'il doutait de la fiabilité du récit de l'apparition des Hébreux et du processus de leur unification nationale par la suite, mais qu'il supposait que cette longue période était trop diffuse pour servir de base à une enquête historique significative.

En effet, jusqu'à l'exil vers Babylone, ils avaient repoussé à plusieurs reprises avec obstination les commandements divins auxquels seule l'étroite classe des prêtres et des prophètes avait adhéré.

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L'Ancien Testament comme « mythistoire »

D'où ont donc émergé tous les nouveaux juifs ? Le chapitre suivant tentera de répondre à cette question.

Comme il n'existait pas de preuve plus éclatante de l'existence des juifs en tant que peuple ou en tant que nation, et non comme « simple » communauté religieuse dans l'ombre d'autres religions hégémoniques, que leur antique « présence » étatique sur un territoire à eux, c'est par une marche en crabe vers le Livre des livres que celui-ci devint le meilleur des outils de construction d'une réalité nationale.

L'Ancien Testament pris dans son entier restait en fait le livre caractéristique des karaïtes dans le lointain passé et des protestants au début des temps modernes. Pour la majorité des juifs, il fut, pendant des siècles, considéré comme un ensemble d'écrits sacrés d'origine divine, qui n'était pas vraiment accessible sur le plan spirituel, tout comme la Terre sainte ne faisait pratiquement pas partie, dans leur univers religieux, de leur espace de vie réel sur la terre.

Au sein de la population juive cultivée, dotée pour une grande part d'une éducation religieuse, éraflée par les griffes du temps laïque, et dont la foi métaphysique commençait à se fissurer, naissait la soif spirituelle d'une autre source qui cimenterait plus sûrement son identité ébranlée. Pour ces juifs-là, la religion de l'histoire apparut comme un succédané acceptable à la religion de la foi. Pourtant, comme ils ne pouvaient,  à juste raison, s'identifier suffisamment aux mythologies nationales qui commençaient à prendre forme devant leurs yeux, car elles étaient, malheureusement pour eux, inspirées de l'imaginaire païen ou chrétien, il leur restait à inventer une mythologie nationale parallèle et à y adhérer. Ce d'autant plus que la source littéraire de cette mythologie, la Bible, constituait encore un objet d'estime et d'adoration, même pour ceux qui persistaient à haïr leurs contemporains juifs.

Qu'est-ce qui peut donner à un groupe humain le droit de constituer une nation ? se demande Graetz. Ce n'est pas, répond-il , l'origine raciale, car on voit parfois divers types de races se fondre pour former un seul peuple. La langue ne constitue pas non plus forcément le dénominateur commun, voyez la Suisse. Même un territoire unique n'est pas une raison suffisante pour former une nation. Les souvenirs historiques rassemblent-ils un peuple ?

Faisant preuve d'un entendement historique aigu, étonnant pour son temps, Graetz répond : jusqu'à l'époque moderne, les peuples n'ont pas participé à l'histoire politique et sont toujours restés les spectateurs indifférents des hauts faits des dirigeants et des nobles.

Est-ce la haute culture qui est à la base de l'existence nationale ? Non, dans la mesure où elle est neuve et n'a pas encore pénétré le peuple dans son ensemble. Le mystère entoure l'existence des nations, et il est difficile d'y trouver une explication unique.

Débat d'historiens

Graetz s'irrita en particulier de l'idée exprimée par Wellhausen selon laquelle la partie déterminante de l'Ancien Testament (ce que l'on nomme le Codex des prêtres) aurait été écrite seulement à la période plus récente du retour à Sion. Cela signifiait que la reconstitution de l'ancienne histoire des juifs n'était pas le fait culturel d'un peuple splendide et puissant, mais celui d'une secte restreinte et, selon son expression, « anémique » à son retour de Babylone. Ainsi s'ouvrait la première brèche permettant la remise en cause de la fiabilité des récits héroïques du début de la nation juive.

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Pour Doubnov comme pour son prédécesseur Graetz et pour tous les historiens adeptes de la nation, il était important de repousser la date de naissance du « peuple » le plus loin possible dans le temps. Aussi Doubnov s'obstina-t-il à faire remonter le début de l'« histoire d'Israël » au XXe siècle avant J.-C.2 ! La ressemblance entre les anciens mythes et les lois babyloniens d'une part, et les principes de la Torah de l'autre, prouve l'antériorité chronologique de l'apparition des « fils d'Israël ». De même, la sortie d'Egypte se déroula de façon certaine au XIVe ou XVe siècle avant J.-C., puisque la « défaite d'Israël » rappelée sur la stèle de Mérenptah (découverte en 1896) prouve qu'Israël existait déjà à Canaan à la fin du XIIIe siècle avant J.-C.

Doubnov savait très bien qu'à l'époque supposée de la sortie d'Egypte puis de la conquête de Canaan les pharaons régnaient sur toute la région. Comment donc les « fils d'Israël » esclaves avaient-ils pu se révolter contre le royaume d'Egypte, le quitter de force et conquérir le pays de Canaan, qui en faisait partie, sans intervention d'aucune sorte ?

D'autant plus que la stèle de Mérenptah raconte qu'Israël a été exterminé par l'Egypte exactement à la même époque, et qu'il « n'a plus de descendance », victoire dont on ne trouve aucune trace dans le texte biblique.

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L'historien biblique préféré de Ben Gourion était Yehezkel Kaufmann, qui croyait en la plausibilité de presque tous les « faits » bibliques et voyait dans le développement du monothéisme juif un processus unique aux origines très anciennes. Dans le domaine de la mythologie, le Premier ministre s'appuyait surtout sur Dinur, principal architecte de l'historiographie nationale.

Les deux érudits, contrairement à Jost ou à Wellhausen, respiraient, on le sait, le même air qu'Abraham l'Hébreu ou Josué fils de Noun.

Ben Gourion, homme politique qui fut toute sa vie un intellectuel frustré, se permit également de développer une interprétation personnelle de la Bible. Il affirma, par exemple, que les Hébreux croyant en un Dieu unique se trouvaient déjà depuis longtemps à Canaan à la venue d'Abraham, et que ce fut précisément la raison pour laquelle l'ancêtre de la nation émigra dans leur pays3. L'histoire nationale serait donc, en fait, beaucoup plus ancienne que ne le supposent les historiens sionistes. Il avança même l'idée selon laquelle ces Hébreux patriotes n'étaient jamais partis en Egypte et n'avaient jamais quitté leur pays, l'émigration étant le fait d'une seule famille. Ainsi, bien que la sortie d'Egypte soit un fait historique incontesté, la continuité de l'appropriation du sol de la patrie fut préservée et il est inexact de supposer que ce peuple soit né et se soit cristallisé, à Dieu ne plaise, sur une terre étrangère. Ben Gourion posa même des questions « pertinentes » : comment les Hébreux parvinrent-ils à conserver leur langue pendant quatre cent trente ans d'exil au pays des pharaons ? Ou bien : pourquoi, après avoir formé un seul peuple sous la direction de Moïse et de Josué, se divisèrent-ils soudain en tribus séparées ? Les réponses qu'il apportait restaient toujours dans une tonalité strictement nationale. Sa position concordait en fait avec l'historiographie officielle et fut élaborée à sa lumière :

« Quand je trouve une contradiction entre les propos de la Bible et des sources externes [les découvertes archéologiques ou épigraphiques], je ne suis pas obligé d'accepter systématiquement la version de la source étrangère. Celle-ci ne peut-elle pas être erronée ou falsifier les faits ? Je suis autorisé, sur le plan scientifique pur, à accepter le témoignage de la Bible, même si la source extérieure s'y oppose, s'il n'y a pas de contradictions internes dans ce témoignage, ou s'il n'est pas entièrement certain qu'il soit défectueux.»

Malgré cette approche « scientifique » et laïque, Ben Gourion s'appuya aussi, quand il en eut besoin, sur les injonctions divines. Ainsi pouvait-il écrire que « l'événement ayant une signification déterminante dans l'histoire juive est la promesse du pays de Canaan à la descendance d'Abraham et de Sarah2». Toutes les opinions s'accordent pour affirmer qu'aucune source externe n'a pu contredire ce témoignage écrasant et catégorique des auteurs bibliques sur la promesse divine. Ce dirigeant au tempérament intellectuel et messianique, aidé par des historiens, façonna ainsi toute une culture nationale.

Pour avoir une idée des résultats de l'usage de l'histoire antique dans l'élaboration de l'idéologie de la première génération des sabras, il est utile de lire le livre de Moshe Dayan Vivre avec la Bible. Cet essai, rédigé par l'un des principaux héros de la nouvelle société, exemplifie la façon dont a été insufflé un imaginaire national inventé, en parfait accord avec les buts politiques d'une société colonisatrice. Il commence par les phrases suivantes : «J'ai découvert les récits de la Bible lorsque j'étais un jeune enfant. Mon instituteur, Meshulam Halévy, ne se contentait pas d'enseigner et d'interpréter le livre qui relate les débuts de notre peuple, il l'illustrait et nous l'inculquait.

La seule langue que nous connaissions et que nous parlions était l'hébreu, la langue de la Bible. La vallée dans laquelle nous habitions, la vallée de Jezréel, les montagnes et les rivières autour de nous, le mont Carmel et les monts du Gilboa, le Kichon et le Jourdain, tout cela existait déjà aux temps de la Bible . »

On découvrit sur le mont Manassé et le mont Éphraïm, autour de Jérusalem, ainsi que sur les monts de Judée, de plus en plus de vestiges qui confirmaient certaines craintes et qui s'étaient déjà révélés à la suite des fouilles de plusieurs sites antiques sur le territoire de l'État d'Israël. L'archéologie de la période biblique, qui, de 1948 à 1967, avait été un instrument au service aveugle d'un engagement idéologique national, commençait à montrer des signes d'hésitation et d'inconfort.

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On remit d'abord en cause la représentation historique de la « période des patriarches ». Cette période, qui, pour des raisons d'« antiquité ethnique », avait été si chère à Doubnov, à Baron et à tous les historiens sionistes, faisait à présent l'objet de nombreuses interrogations. Abraham a-t-il émigré à Canaan vers le XXIe siècle ou le XXe siècle avant J.-C, comme la chronologie biblique le laisse entendre ? Les historiens sionistes avaient bien jusque-là supposé que la Bible avait un peu exagéré dans la longévité miraculeuse d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Les récits des patriarches font allusion aux Philistins, aux Araméens et à une profusion de chameaux. Cependant, tous les témoignages archéologiques et épigraphiques s'accordaient sur le fait que les Philistins n'étaient pas apparus dans la région avant le XIIe siècle avant J.-C. Les Araméens, qui tiennent dans la Genèse un rôle non négligeable, ne sont cités, dans toutes les inscriptions trouvées au Moyen-Orient, que depuis le début du XIe siècle, et leur présence ne devient significative qu'à partir du XIe siècle. Quant aux chameaux, ils constituaient également un gros problème. Ils n'étaient apparus dans la région en tant qu'animaux domestiques qu'au début du premier millénaire avant J.-C, et en tant que bête de trait pour le commerce qu'à partir du VIIIe siècle avant J.-C. Mazar, qui cherchait à préserver l'essence historique de la Bible, dut sacrifier sa chronologie et « déplacer » les récits des patriarches à une période plus tardive ; il arriva à la conclusion qu'ils « semblent correspondre en règle générale à la fin de la période des juges et au début de la royauté ».

D'autres chercheurs non israéliens, avec à leur tête l'audacieux Américain Thomas Thompson, discernèrent très tôt le manque de logique de cette datation déconcertante, tout comme le défaut de crédibilité de la périodisation précédente d'Albright et de ses disciples. Ils proposèrent à la place de considérer l'ensemble des récits des patriarches comme un recueil d'inventions littéraires tardives de théologiens brillants. En effet, la profusion de détails, de références et de noms - ceux des tribus et des peuplades voisines - montre que nous ne nous trouvons pas devant un vague mythe populaire reproduit et « amélioré » avec le temps, mais que nous avons affaire à une écriture idéologique consciente d'elle-même, apparue plusieurs siècles plus tard. Plusieurs noms cités dans la Genèse sont en fait apparus au VIIe et même au VIe siècle avant J.-C.

Les auteurs possédaient une connaissance parfaite des royaumes assyrien et babylonien érigés, on le sait, longtemps après la première «montée» supposée en Israël, au XXe siècle avant J.-C.

La tentative pour se rattacher à un foyer culturel de renom trouve également un écho dans le récit de la sortie d'Egypte, second mythe important qui commençait à être remis en cause. La fragilité de ce mythe était depuis longtemps notoire, mais l'importance de la sortie d'Egypte dans la définition de l'essence même de l'identité juive, sans parler de la place de la fête de Pâque dans sa culture, est à l'origine du refus acharné de toucher à cette question sensible.

D'après cette inscription pharaonique, Israël, entre autres villes et tribus conquises, est exterminé « et n'a pas de descendance». Cette déclaration, peut-être simple arrogance pharaonique, prouve cependant qu'il existait bien une quelconque petite entité culturelle du nom d'Israël, aux côtés d'autres groupes à Canaan, sous la domination égyptienne.

Canaan était au XIIIe siècle avant J.-C, époque de la supposée «sortie d'Egypte», sous le contrôle des pharaons, encore tout puissants. Moïse aurait donc conduit les esclaves libérés d'Egypte en Egypte. Si nous nous fondons sur la Bible, il aurait guidé dans le désert six cent mille combattants, soit près de trois millions d'âmes, pendant quarante ans. En dehors du fait qu'il était totalement impossible qu'une population de cette ampleur puisse quitter son lieu de résidence et errer dans le désert pendant aussi longtemps, un tel événement aurait dû laisser des traces épigraphiques ou archéologiques quelconques.

Le problème est que l'on n'a retrouvé aucune référence ou allusion à des « fils d'Israël » qui y auraient vécu, se seraient révoltés ou en seraient sortis à une quelconque époque.

On n'a jusqu'ici pas encore trouvé, dans le désert du Sinaï, de vestiges témoignant du passage d'une quelconque population importante à la période supposée, et l'emplacement du fameux mont "Sinaï" n'a pas encore été « découvert ».

Après quarante années d'errance, le « peuple d'Israël » arriva devant le pays de Canaan et en fit la conquête fulgurante. Par bonheur, cette colonisation féroce, rapportée en un récit haut en couleur, dans le Livre de Josué, comme l'un des premiers génocides, n'a jamais eu lieu. La fameuse conquête de Canaan fut en effet l'un des mythes totalement réfutés par la nouvelle archéologie.

Les nouvelles fouilles effectuées à Jéricho, Aï et Hésebon, villes fortifiées et puissantes dont la Bible raconte que les « fils d'Israël» les ont conquises à grand fracas, ont reconfirmé les découvertes déjà anciennes et établies : à la fin du XIIIe siècle avant J.-C, Jéricho était une petite ville négligeable et certainement pas entourée de remparts, et Aï et Hésebon étaient inhabitées.

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Le royaume « national » unifié de David et de Salomon était la période de splendeur la plus marquante de l'histoire du peuple juif.

C'est après la guerre de 1967 que des archéologues et des chercheurs commencèrent à mettre en doute l'existence même de cet immense royaume, qui, selon la Bible, se développa rapidement jusqu'à la fin de la période des juges. Les fouilles réalisées à Jérusalem dans les années 1970, c'est-à-dire après qu'elle fut « unifiée pour l'éternité » par le gouvernement israélien, étaient embarrassantes pour la glorieuse représentation du passé. Il fut évidemment impossible de creuser sous l'esplanade de la mosquée d'Al-Aqsa, mais quoi qu'il en soit on n'a pu retrouver de vestiges de l'existence d'un royaume important au Xe siècle avant J.-C, époque supposée de David et Salomon, dans aucun des chantiers ouverts aux alentours : aucun témoignage d'une construction monumentale, ni rempart, ni palais magnifiques, et même, étonnamment, peu de poteries, celles mises au jour étant d'ailleurs d'un style extrêmement dépouillé. Les archéologues ont tout d'abord émis l'hypothèse selon laquelle les traces de cette période auraient été effacées par celles des époques ultérieures, ainsi que par les constructions massives de la période d'Hérode ; malheureusement, on a découvert à Jérusalem des vestiges impressionnants de siècles antérieurs.

La datation des autres vestiges supposés du royaume unifié a également été remise en cause.

Le développement de la technologie de datation au carbone 14 a confirmé la douloureuse conclusion :  la construction colossale de la région Nord n'a pas été édifiée par Salomon, mais à la période du royaume d'Israël. Il n'existe en fait aucun vestige de l'existence de ce roi légendaire dont la Bible décrit la richesse en des termes qui en font presque l'équivalent des puissants rois de Babylone ou de Perse.

Une fâcheuse conclusion s'impose donc : si une entité politique a existé dans la Judée du Xe siècle avant J.-C, cela ne pouvait être qu'une microroyauté tribale, et Jérusalem n'était pas plus qu'une petite ville fortifiée. Il est possible, que ce soit développée dans ce petit canton, une dynastie appelée la maison de David (une inscription découverte à Tel Dan en 1993 vient à l'appui de cette hypothèse), mais ce royaume de Judée était beaucoup moins important que celui d'Israël au nord, apparu, selon toute vraisemblance, antérieurement.

Les lettres d'Amarna du XIVe siècle avant J.-C. nous avaient déjà appris que deux petites villes-États, Sichem et Jérusalem, existaient depuis très longtemps dans la région de Canaan ; et nous connaissons, par la stèle de Mérenptah, l'existence d'un groupe du nom d'« Israël » sur le mont Canaan à la fin du XIIIe siècle avant J.-C. Les importantes découvertes archéologiques de la Cisjordanie dans les années 1980 confirmèrent les différences de conditions matérielles et sociales entre les deux parties de la montagne.

Dans le Nord fertile, une agriculture prospère avait permis l'établissement de plusieurs dizaines d'agglomérations. La partie Sud, en revanche, ne comptait pas, aux Xe et IXe siècles avant J.-C, plus d'une vingtaine de petits villages. Israël était déjà un royaume stable et puissant au IXe siècle, alors que la Judée ne se cristallisa et ne se développa peu à peu que vers la fin du VIIIe siècle avant J.-C. Il a donc toujours existé à Canaan deux entités politiques séparées et adversaires, bien que proches sur le plan culturel et linguistique ; les habitants y parlaient différentes variations d'hébreu vernaculaire antique.

En conclusion, d'après les hypothèses de la plupart des nouveaux archéologues et chercheurs, le glorieux royaume unifié n'a jamais existé, et le roi Salomon ne possédait pas de palais assez grand pour y loger ses sept cents femmes et ses trois cents servantes. Le fait que ce vaste empire n'ait pas de nom dans la Bible ne fait que renforcer ce point. Ce sont des auteurs plus tardifs qui inventèrent et célébrèrent cette immense identité royale commune, instituée, évidemment, par la grâce d'un Dieu unique et avec sa bénédiction. Avec une imagination riche et originale, ils reconstituèrent de même les célèbres récits de la création du monde et du terrible déluge, des tribulations des patriarches et du combat de Jacob avec l'ange, de la sortie d'Egypte et de l'ouverture de la mer Rouge, de la conquête de Canaan et de l'arrêt miraculeux du soleil à Gibeon.

Les mythes centraux sur l'origine antique d'un peuple prodigieux venu du désert, qui conquit par la force un vaste pays et y construisit un royaume fastueux, ont fidèlement servi l'essor de l'idée nationale juive et l'entreprise pionnière sioniste. Ils ont constitué pendant un siècle une sorte de carburant textuel au parfum canonique fournissant son énergie spirituelle à une politique identitaire très complexe et à une colonisation territoriale qui exigeait une autojustification permanente.

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La Bible comme métaphore

Le long débat sur l'identité des auteurs de la Bible remonte à Baruch Spinoza et Thomas Hobbes au XVIIe siècle, c'est-à-dire à la période de l'essor de la philosophie moderne. Le fait d'établir une identité contribue, bien sûr, à situer les scripteurs à un point précis du temps et donne par conséquent un éclairage spécifique sur la motivation qui a guidé leur éblouissante écriture.

Mais, même si l'on a progressé de façon importante dans ce domaine, grâce essentiellement aux contributions de la philologie et de l'archéologie, il est probable qu'on ne saura jamais de façon certaine quand et par qui le texte a véritablement été écrit.

Il est plus probable que les antiques royaumes d'Israël et de Judée aient laissé des chroniques officielles détaillées et des inscriptions glorifiant leurs victoires, rédigées, on le sait, comme dans les autres royaumes de la région, par des écrivains de la cour assujettis, à l'image de Schaphan, le secrétaire biblique. Nous ne savons pas quel fut le contenu de ces chroniques et nous ne le saurons jamais, mais il est probable qu'une partie d'entre elles aient été retrouvées intactes dans les vestiges des archives officielles, et que les divers auteurs des livres de la Bible d'après la destruction du royaume de Judée les aient utilisées comme matières premières avec une extraordinaire liberté créatrice et aient brodé à partir d'elles les récits les plus importants de la naissance du monothéisme au Proche-Orient. Ils y ajoutèrent même en complément des légendes et des mythes qui circulaient parmi les élites intellectuelles de la région, par l'intermédiaire desquels ils purent tenir un passionnant discours critique sur le statut même du monarque terrestre, présenté comme un souverain divin supérieur.

On peut donc proposer l'hypothèse suivante : le monothéisme exclusif, tel qu'il nous est montré à presque toutes les pages de la Bible, n'est pas né de la «politique» d'un petit roi régional désireux d'élargir les frontières de son royaume, mais d'une « culture », c'est-à-dire l'extraordinaire rencontre entre les élites intellectuelles judéennes, exilées ou revenues d'exil, et les abstraites religions perses. La source du monothéisme se trouve vraisemblablement dans cette superstructure intellectuelle développée, mais il a été poussé vers les marges en raison des pressions politiques exercées par le centre conservateur, comme ce fut le cas pour d'autres idéologies révolutionnaires dans l'histoire. Ce n'est pas par hasard si le mot dat (religion) en hébreu vient du perse. Ce premier monothéisme n'arriva à maturité qu'avec sa cristallisation tardive face aux élites hellénistiques.

L'approche des chercheurs de 1'« école de Copenhague-Sheffield » est encore plus convaincante, même si l'on n'est pas tenu d'accepter toutes leurs hypothèses et conclusions. Il n'y aurait pas, en fait, un livre, mais toute une bibliothèque extraordinaire qui aurait été écrite, retravaillée et revue pendant plus de trois siècles, de la fin du VIe siècle avant J.-C. jusqu'au début du IIe. La Bible doit se lire comme un système multistrate de débats philosophico-religieux, ou comme un complément théologique ayant parfois fourni des descriptions plus ou moins historiques à but pédagogique, destinées essentiellement aux générations futures (le système de punition divine fonctionne lui aussi par rapport à l'avenir).

La Bible, considérée pendant des siècles par les trois cultures de religion monothéiste, judaïsme, christianisme et islam, comme un livre sacré dicté par Dieu, preuve de sa révélation et de sa suprématie, se mit de plus en plus, avec l'éclosion des premiers bourgeons d'idée nationale moderne, à servir d'œuvre rédigée par des hommes de l'Antiquité pour reconstituer leur passé.

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 L'invention de l'Exil.

Prosélytisme et conversion

 La majorité des citoyens d'Israël, savait que la « nation juive » avait été exilée au moment de la destruction du Second Temple, en 70 après J.-C, et que depuis lors elle n'avait cessé d'errer dans le monde, n'ayant à cœur qu'une seule aspiration : «l'espérance longue de deux mille ans de redevenir un peuple libre » dans son ancienne patrie.

Le déracinement et l'exil étaient profondément ancrés dans la tradition juive à travers toutes ses transformations.

De l'expulsion du jardin d'Eden aux tribulations d'Abraham en marche vers Canaan et du départ de Jacob pour l'Egypte jusqu'aux prophéties de Zacharie ou de Daniel, le judaïsme se pensa à la lueur de l'errance, du déracinement et du retour. Dans le Pentateuque, on trouve déjà la phrase : « L'Éternel te dispersera parmi tous les peuples, d'une extrémité de la terre à l'autre ; et là, tu serviras d'autres dieux que n'ont connus ni toi, ni tes pères [...] » (Deutéronome 28, 64). La destruction du Premier

Temple fut associée à l'exil et ce souvenir de nature littéraire théologique se refléta par la suite dans toute l'élaboration de la sensibilité juive-religieuse.

L'an 70 de l'ère chrétienne

 Tout d'abord, il convient de rappeler que les Romains n'ont jamais pratiqué l'expulsion systématique d'aucun « peuple ». On pourrait ajouter que même les Assyriens et les Babyloniens n'ont jamais procédé au transfert des populations qu'ils avaient soumises. L'expulsion du « peuple du pays », producteur des denrées agricoles sur lesquelles l'impôt était levé, n'était pas rentable. Et même l'efficace politique d'expulsion pratiquée sous l'Empire assyrien puis babylonien - qui déracina des fractions entières de l'élite gouvernante et culturelle - ne fit jamais partie du répertoire connu des pratiques en vigueur sous l'Empire romain.

Contrairement à ce que l'on enseigne dans les écoles en Israël, en observant le portique de Titus élevé à sa gloire à Rome, on remarque que ce sont des soldats romains qui portent sur leurs épaules le chandelier pris en butin à Jérusalem, et non pas des Judéens qui le traînent avec eux sur les routes de l'exil. Pour être plus exact, il n'existe aucune trace, pas le moindre indice, d'une quelconque expulsion du pays de Judée, pas même dans la riche documentation que Rome nous a léguée. De même, aucune découverte ne vient confirmer la formation de grands centres de réfugiés repliés sur les frontières de Judée, qui aurait dû se produire si la population avait pris la fuite en masse.

Les résultats de fouilles archéologiques montrent que l'étendue de la destruction décrite par Josèphe était exagérée et même que de nombreuses villes s'épanouirent démographique ment dès la fin du Ier siècle après J.-C. De plus, la culture religieuse juive s'engagea très rapidement dans une période de prospérité des plus effervescentes et des plus impressionnantes1. Malheureusement, les systèmes de relations politiques de cette époque restent peu connus.

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 Exil sans expulsion - une histoire en zone trouble

Il est d'ailleurs surprenant que les historiens sionistes n'aient pas repris le motif de l'expulsion en combinaison avec la destruction du Temple. Mais une autre surprise nous attend ici, d'ordre chronologique cette fois.

Cependant, s'il n'y eut pas d'expulsion, le besoin national d'un exil forcé subsistait, car sans lui il était impossible de comprendre l'histoire « organique » du peuple juif errant, qui, pour une raison ou une autre, ne s'était jamais vraiment empressé de rentrer chez lui, dans sa patrie d'origine. Le début de l'Exil sans expulsion différait de ce que la tradition juive avait daté par erreur au I e r siècle après J.-C. ; la durée du long exile s'était raccourcie et se limitait en fin de compte à une période qui ne commençait qu'avec la conquête arabe.

L'« Exil sans expulsion », qui ne débuta qu'au vif siècle, soit six cents ans après la destruction du Temple, n'était pas l'invention du seul Yitzhak Baer.

« La période d"'Israël en Exil" commence aux premiers jours de la conquête du pays d'Israël par les Arabes. Pas avant. Jusqu'à cette période, l'histoire d'Israël fut celle d'une nation juive souveraine dans son pays.

Ce tournant chronologique est d'une importance décisive et peut même être considéré comme subversif par rapport à la tradition juive.

Même si l'expulsion après la destruction du Second Temple eut la fonction d'un mythe embrumé, cette utilisation était justifiée et logique puisque par la suite advinrent d'autres expulsions et d'autres errances.

Ainsi délimitait-il les contours de l'identité juive non pas selon la définition d'une minorité religieuse ayant vécu pendant des centaines d'années au sein d'autres cultures religieuses dominantes, parfois opprimantes et parfois aussi protectrices, mais selon le profil identitaire d'un corps ethnique-national étranger en mouvement perpétuel et condamné à errer sans fin. Seule la perception de l'Exil sous cette forme pouvait faire acquérir à l'histoire de la dispersion juive sa continuité organique, et elle seule pouvait aussi éclairer et justifier « le retour de la nation à son creuset formateur ».

Dans Exil et terre étrangère de Kaufmann, on trouve beaucoup d'« exil » et beaucoup de « nation » mais pas la moindre trace d'« expulsion ».

De temps en temps, Kaufmann fait référence à « Israël qui fut exilé de son pays et dispersé», mais il est bien difficile, en lisant son texte, d'évaluer quand, comment et pourquoi il fut expulsé.

Chaque historien savait très bien que le grand public percevait comme une réalité vivante ce mythe associant « destruction » et « exil », qui avait germé dans la tradition religieuse mais qui, retransmis dans la laïcité populaire, s'y était solidement enraciné.

Dans le discours populaire tout comme dans les déclarations politiques ou les manuels de l'Éducation nationale, le déracinement du peuple d'Israël après la destruction du Temple était considéré comme une vérité incontournable, dure comme la pierre. La majorité des chercheurs raisonnables excellaient à contourner cette « vérité » avec une grande élégance professionnelle. Très souvent et malgré eux, ils ajoutaient à leurs essais d'autres explications sur la formation de 1'« Exil » et sa prolongation.

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 Le « peuple » émigré malgré lui

 Une autre question centrale associée au mythe de la « destruction-expulsion » et intriguant beaucoup les férus de précision était liée au fait, bien connu, que de nombreuses communautés juives aux populations très denses existaient longtemps avant l'an 70 après J.-C. en dehors du pays de Judée.

Si le centre juif de Babylone fut créé, au moins à ses débuts, à la suite d'un acte ancien d'expulsion des élites de Judée, quelles furent les origines des autres communautés juives qui émergeaient et se renforçaient sur les territoires d'Asie Mineure et d'Afrique du Nord, et par la suite tout autour de la mer Méditerranée, bien avant la destruction du Temple ? Furent-elles elles aussi le résultat d'une déportation forcée ?

La première communauté juive créée en Egypte, selon les révélations de l'archéologie, se retrouve à Eléphantine, une île proche de l'actuel barrage d'Assouan. C'était une garnison de soldats perses juifs qui, au VIe siècle avant J.-C, y avaient élevé un temple pour s'y adonner au culte de Yahvé (mais apparemment pas comme Dieu unique). On a aussi retrouvé une correspondance en araméen datant du Ve siècle, entretenue avec la province perse du Yehud, qui englobait Jérusalem, ainsi qu'avec la province de Samarie, plus au nord.

Le grand tournant dans le développement des communautés juives d'Egypte, tout comme autour du bassin méditerranéen oriental, s'amorça avec la destruction du royaume perse par Alexandre le Grand et l'émergence de l'énorme aire hellénistique.

Josèphe nous informe que, avec la conquête de la Judée et de la Samarie par Ptolémée Ier, l'un des descendants d'Alexandre, de nombreux prisonniers de guerre furent transférés en Egypte où ils devinrent des sujets respectés jouissant de droits égaux à ceux des autres. Il enchaîne immédiatement sur la remarque suivante :

«Beaucoup d'autres Juifs allèrent s'établir en Egypte, attirés autant par les avantages qu'offrait le pays que par la bienveillance de Ptolémée. » Les liens entre les deux régions se resserrèrent et entraînèrent l'émigration de commerçants, de mercenaires et d'intellectuels judaïques, surtout à Alexandrie, la nouvelle métropole.

Au cours des deux siècles suivants, le nombre de juifs en Egypte alla grandissant, de sorte que Philon d'Alexandrie, le philosophe juif, avec l'exagération typique des gens de l'Antiquité, pouvait déclarer au début du I e r siècle après J.-C. qu'il s'élevait à un million.

On peut se demander comment surgirent en aussi grand nombre les autres importantes communautés d'Antioche, de Damas et plus tard d'Éphèse, de Salamis, d'Athènes, de Thessalonique et de Corinthe en Europe.

Nous sommes à nouveau dans l'ignorance et les sources sur la question semblent muettes.

Des inscriptions retrouvées dans les catacombes nous renseignent sur l'intensité de la vie religieuse ainsi que sur la réussite économique de ces juifs. En résumé, à la veille de la destruction du Second Temple, les adeptes du judaïsme étaient dispersés dans tout l'Empire romain, ainsi qu'au pays des

Parthes, à l'est, où leur nombre était déjà plus élevé qu'au royaume de Judée. De l'Afrique du Nord à l'Arménie, de la Perse jusqu'à Rome, des communautés juives s'épanouirent et prospérèrent, surtout au sein de villes à haute densité de population, mais aussi au sein de villes plus petites et même de villages.

L'expansion extraordinaire du judaïsme, au cours des cent cinquante années ayant précédé l'ère chrétienne et des premières soixante-dix années après J.-C, aurait pris son essor à la suite de l'émigration massive des Judéens vers les coins les plus reculés du monde. Ce qui signifierait que, avec les graves secousses suscitées par les guerres d'Alexandre le Grand, les habitants de Judée, inquiets, se seraient mis à émigrer de leur terre par grandes vagues, à errer de pays en pays, tout en laissant derrière eux une progéniture prolifique.

Mais, en même temps, au coeur de toutes ces histoires de diaspora se cache, honteuse, une énigme qui reste insoluble : comment un peuple essentiellement paysan, qui tournait le dos à la mer et qui n'avait pas créé un vaste empire, a-t-il pu produire autant d'émigrants ?

Les Judéens de Judée, en revanche, comme Josèphe ne cesse de le répéter, n'étaient pas majoritairement des commerçants, ils étaient attachés au travail des champs et à leur terre sacrée : La société judéenne comprenait bien des marchands, des mercenaires et des élites politiques et culturelles, mais en nombre réduit - en tout cas, pas plus d'un dixième de la population totale.

Et pourquoi donc les communautés de Judéens ne parlaient-elles pas leur langue, l'hébreu ou l'araméen, là où elles avaient émigré ? Pour quelles raisons les émigrés prirent-ils des noms qui, en général, n'étaient pas hébraïques, et cela dès la première génération ? Et, s'ils étaient agriculteurs, comment se fait-il qu'ils n'aient pas fondé ne serait-ce qu'une seule colonie judéenne-hébraïque ?

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« Beaucoup de gens d'entre les peuples du pays se firent juifs »

La conversion, l'une des raisons de la remarquable croissance numérique des adeptes du judaïsme à travers le monde de l'Antiquité avant la destruction du Second Temple, apparaît bien dans presque tous les récits produits par les historiens pré sionistes et même sionistes.

Quand on se tourne vers les ouvrages de popularisation de l'histoire, en particulier les manuels scolaires - qui façonnent la conscience nationale de la majorité -, il se révèle que la conversion a totalement disparu. La fameuse phrase du Talmud : «Les convertis sont à Israël comme le psoriasis » est citée en prélude à chaque tentative de discussion et d'approfondissement de la question.

De quand date cette phrase ?

Entre la période d'Esdras, au Ve siècle, et la révolte des Maccabées, au IIe siècle avant J.-C, l'histoire des Judéens s'écoule en une sorte de Moyen Âge obscur. Nos connaissances sur cette période de

« Moyen Âge » sont particulièrement restreintes.

Tous les monothéismes recèlent un potentiel immanent d'esprit missionnaire. Alors que la tolérance caractérise le polythéisme, qui accepte la cohabitation avec d'autres dieux, le fait même de croire en un Dieu unique a pour corollaire la négation du pluralisme et incite les adeptes à propager le principe de l'unicité divine qui leur est propre.

La religion juive - en dépit de son essence sectaire et repliée sur elle-même, n'était pas aussi exceptionnelle que d'aucuns voudraient le croire en ce qui concerne la prédication du monothéisme religieux.

Les lignes de la Bible laissent percer des voix hétérodoxes qui adressent à leurs lecteurs des appels à la reconnaissance des étrangers en Yahvé ; on les retrouve, outre dans le Livre d'Isaïe, dans ceux de Jérémie, d'Ézéchiel, de Sophonie, de Zacharie, ainsi que dans les Psaumes.

Comme la Bible fut écrite par de nombreux écrivains et qu'elle passa entre les mains de maints rédacteurs sur une longue période, elle est saturée de contradictions, et dans chaque expression de mépris, de dénigrement ou de condescendance à l'égard des étrangers se cache souvent un pan de prédication implicite, ou même explicite et directe.

On ne sait pas de quand date la chronique d'Esther rapportée dans la Bible.

Certains pensent que sa première rédaction eut lieu à la fin de la période perse et celle de sa version finale à la période hellénistique. Il est aussi possible qu'elle n'ait été composée dans sa totalité qu'après les conquêtes d'Alexandre le Grand. En tout cas, la légende relatant la victoire de Mardochée et de la reine Esther sur Haman, le descendant d'Agag, le roi d'Amalek, au royaume lointain de Perse, se termine sur le fameux verset : « Et beaucoup de gens d'entre les peuples du pays se firent juifs [mityadim], car la crainte des juifs les avait saisis » (Esther 8, 17).

C'est l'unique endroit dans la Bible où apparaît le terme mityadim (« se firent juifs »), et cette déclaration sur l'adhésion en masse au judaïsme, non pas au jour du jugement dernier mais au temps présent, est révélatrice du renforcement de la confiance en soi du jeune monothéisme juif. On peut aussi y voir un premier signe permettant de comprendre les origines de l'extraordinaire croissance numérique des fidèles du judaïsme dans le monde amorcée à cette période.

Ce fut la thèse de doctorat d'Uriel Rappaport, en 1965, jamais publiée. Et qui tenta d'éveiller l'attention, sans succès d'ailleurs, au sein de la communauté scientifique en Israël sur l'impressionnant élan de conversion.

Les Hasmonéens IMPOSENT le judaïsme à leurs voisins.

Le prêtre et souverain hasmonéen annexa un « peuple » entier non seulement à son royaume mais aussi à sa foi juive.

L'historiographie juive manifeste depuis toujours un certain malaise envers la politique coercitive de conversion et d'assimilation menée par les Hasmonéens.

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 De l'aire hellénistique à la Mésopotamie

Il ne serait pas exagéré de dire que, sans la symbiose entre le judaïsme et l'hellénisme, qui contribua par-dessus tout à transformer le monothéisme juif en une religion dynamique et prosélyte pendant plus de trois cents ans, le nombre de juifs dans le monde serait resté plus ou moins égal à celui des Samaritains d'aujourd'hui. La religion juive prit son envol sous l'aile protectrice des Hellènes ; en leur compagnie, elle partit pour sa longue marche autour du bassin méditerranéen.

Des doutes subsistent quant à savoir si la Septuaginta (la Septante, version grecque de l'Ancien Testament) fut vraiment écrite sur ordre du roi égyptien, mais l'entreprise ne pouvait en aucun cas se faire d'un seul coup et rapidement.

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 Prosélytisme juif dans l'Empire romain

 Le qualificatif de « juif » cessa de caractériser spécifiquement les ressortissants de la Judée, comme cela a déjà été spécifié, et fut appliqué à tous les convertis ainsi qu'à leurs descendants.

Le théologien chrétien Origène, qui vécut presque à la même époque, ajouta : « Le nom Ioudaios n'est pas le nom d'une ethnie mais d'un choix (de mode de vie). Car s'il y avait quelqu'un qui n'était pas de la nation des Juifs, un gentil, mais qui acceptait les mœurs des Juifs et ainsi devenait un prosélyte, cette personne serait de façon appropriée appelée Ioudaios. »

Depuis Rome, la religion juive infiltra les régions d'Europe conquises par les Romains, comme les territoires slaves ou allemands, le sud de la Gaule et l'Espagne.

Ce fut exactement dans cette zone grise entre le paganisme hésitant, la conversion partielle et la judaïsation totale que le christianisme se fraya un chemin et se construisit.

Il est surprenant de voir à quel point les adeptes de Jésus, les auteurs du Nouveau Testament, avaient conscience de la nature divergente de ces deux modes de diffusion concurrents menant vers des voies entièrement opposées.

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 Conversion dans le monde du judaïsme rabbinique

 Le Talmud de Jérusalem aussi bien que le Talmud de Babylone comprennent nombre d'affirmations favorables aux convertis.

À la troisième génération, les descendants des convertis devinrent des juifs à part entière et leurs origines « extérieures » à l'entité juive furent oubliées (plus tard, on considérera les convertis comme des âmes juives réincarnées très subtilement dans le monde d'ici-bas).

La jeune religion abolit ainsi totalement l'élément de l'origine prestigieuse, qui fut simplement réduite à Jésus le fils de Dieu, pour ne retenir que la référence la plus élevée impliquée dans le telos messianique-universel : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d'Abraham, héritiers selon la promesse » (Galates 3, 28-29).

A partir du IIIe siècle après J.-C, le nombre de juifs dans l'aire méditerranéenne commença lentement à diminuer pour se stabiliser peu ou prou jusqu'à l'avènement de l'islam, en Judée et dans l'ouest de l'Afrique du Nord. Le déclin démographique des juifs ne fut pas seulement la conséquence des massacres subis au cours des insurrections ou du « retour » des fidèles au paganisme ; il provient surtout du fait que, sortant du rang, ils se firent chrétiens.

Quand la religion du crucifié accéda au pouvoir au début du IVe siècle, à première vue elle porta un coup fatal à l'expansion du judaïsme.

L'empereur Constantin Ier converti au christianisme renouvela le décret d'Antonin le Pieux mentionné plus haut, qui avait interdit, dès le IIe siècle de notre ère, de circoncire les fils de ceux qui n'étaient pas juifs de naissance. Les juifs avaient l'habitude depuis toujours de convertir leurs esclaves ; la prohibition formelle de cette pratique les mit par la suite dans l'impossibilité d'entretenir des esclaves chrétiens. Le fils de Constantin accentua les mesures discriminatoires contre le judaïsme : en plus de l'interdiction de circoncire les convertis, il prohiba la pratique du bain rituel pour les femmes adoptant la religion juive et abolit le droit des juifs de se marier avec des non-juives.

Dans le monde païen, malgré les persécutions qui la frappaient, la religion juive était respectée et légitime. Sous le pouvoir oppresseur de la chrétienté, en revanche, elle se transforma en une secte méprisée et rejetée.

Dans ce contexte, il n'y a rien de surprenant à ce que la population juive autour du bassin méditerranéen soit allée en diminuant à un rythme rapide.

Il faut tout simplement se rendre à l'évidence : on ne saura jamais, qui furent ceux qui préférèrent rester à tout prix fidèles à leur croyance de minorité endurcie et ceux qui choisirent de rejoindre la religion en train de devenir la croyance dominante.

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 Du « triste » sort des habitants de Judée

 Si les habitants de Judée ne furent pas expulsés de leur pays et s'il n'y a jamais eu d'émigration massive de ce peuple de paysans, qu'est-il advenu de la majorité de sa population au cours de l'histoire ? Cette question fut soulevée, comme on le verra, au début de la formation du mouvement national juif, puis elle disparut, certainement pas par hasard, dans le trou noir de la mémoire nationale.

La plupart des chercheurs reconnaissent d'ailleurs qu'entre la destruction de l'an 70 de notre ère et la conquête arabe la population judéenne conserva, plus ou moins, la majorité relative sur le territoire compris entre le Jourdain et la mer.

Les Arabes ont-ils vraiment mené une politique de colonisation des terres ?

Où les centaines de milliers de paysans expropriés ont-ils disparu?

Ont-ils obtenu ou conquis, à la même période, d'autres terres en d'autres pays ?

Ont-ils créé des implantations d'Hébreux en d'autres lieux proches ou lointains ?

Ou bien le « peuple du pays » a-t-il opéré au VIIe siècle une reconversion professionnelle miraculeuse pour se transformer en un peuple de commerçants et d'agents de change à la démarche agile, se transportant à travers les terres d'« exil » de l'autre côté de la mer ?

Le discours historiographique sioniste n'a pas encore fourni de réponses logiques et satisfaisantes à ces questions.

Après le passage, en l'an 324 après J.-C, de la province de Syria-Palaestina sous protection chrétienne, une partie de la population de Judée se convertit au christianisme. Jérusalem, où, dès le Ier siècle, des Judéens autochtones avaient établi la première communauté chrétienne et d'où, après la révolte de Bar Kokhba, furent expulsés ceux qui étaient circoncis, se transforma petit à petit en une ville à majorité chrétienne.

La conversion des Judéens au christianisme s'étendit à d'autres villes.

Les instructions de Mahomet reconnaissaient les juifs et les chrétiens comme les « gens du Livre » et leur accordaient un statut protégé reconnu par la loi. Les témoignages juifs aussi bien que les sources musulmanes mentionnent l'aide que les juifs apportèrent à l'armée arabe victorieuse.

Le retour des juifs dans la ville sainte de Jérusalem fut ainsi possible grâce à l'islam, ce qui réveilla des espoirs réprimés quant à la possibilité de reconstruire le Temple : « C'est ainsi que les souverains d'Ismaël se comportèrent avec bonté à leur égard et permirent à Israël de fréquenter le Temple et d'y construire une synagogue et une école. Et toutes les dispersions d'Israël proches du Temple y faisaient le pèlerinage au moment des fêtes et venaient y prier [...]. »

La politique de taxation des nouveaux conquérants avait aussi un caractère particulier : un musulman ne payait aucun impôt, seuls les hérétiques y étaient soumis. A la lueur des facilités de conversion à l'islam, il n'est pas surprenant qu'un grand nombre d'adeptes soient venus très rapidement grossir ses rangs. Il semblerait aussi que, pour plus d'un, l'exemption de l'impôt valait la conversion, surtout quand la nouvelle divinité était perçue comme semblable et proche de l'ancienne. On sait aussi que la politique d'imposition des califes subit plus tard des changements parce que le vaste mouvement d'adoption de l'islam par les populations soumises vidait les caisses des souverains.

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Mémoire et oubli du « peuple du pays »

Immédiatement après la conquête de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, ce chercheur original sentit que la question des populations soumises serait dans le futur une source de problèmes insolubles pour l'État d'Israël, et de ce fait il décida de soulever avec prudence la question énigmatique des "origines des Arabes autochtones".

De toute façon, tous les voyageurs-touristes confirment qu'il est impossible de faire la différence entre un porteur séfarade et un simple ouvrier ou un fellah. [...] Il semble que la différence raciale entre un Juif de l'Exil et les fellahs du pays d'Israël [les Palestiniens] ne soit pas plus saillante que la différence entre les Juifs ashkénazes et les sépharades. »

La sagesse historienne indiquait que les origines des gens du pays dont les descendants avaient survécu depuis le VIIe siècle remontaient à la classe des paysans judéens que les conquérants musulmans avaient soumis à leur arrivée. «Venir prétendre qu'avec la conquête de Jérusalem par Titus et avec l'échec de la révolte de Bar Kokhba les Juifs cessèrent complètement de cultiver la terre d'Eretz Israel découle d'une ignorance totale de l'histoire d'Israël et de sa littérature de l'époque. [...] Le cultivateur juif, comme tout autre cultivateur, ne se laisse pas si facilement déraciner de son sol, qui regorge de la sueur de son front et de celui de ses ancêtres. [...] La population paysanne, en dépit de la répression et des souffrances, resta sur place fidèle à elle-même. »

Si les anciens paysans juifs se convertirent, ce fut sous la pression de raisons purement économiques - principalement pour se libérer du poids des impôts -, raisons qui ne rentrent aucunement dans les critères de trahison nationale. Ce fut justement en restant attachés à leur sol qu'ils firent preuve de fidélité à leur patrie. Pour Ben Gourion et Ben Zvi, la religion musulmane, considérant chaque converti comme un frère, abolissant en toute sincérité les restrictions politiques et civiques et aspirant ainsi à effacer les différences sociales, était, contrairement au christianisme, démocratique par nature.

L'origine juive des fellahs pouvait être démontrée par le biais de la recherche philologique de la langue arabe vernaculaire ainsi que par l'investigation de la géographie linguistique.

En 1929, Ben Zvi adoptait un ton manifestement plus modéré :

« Il est évident qu'il serait abusif de prétendre que tous les fellahs sont les descendants des Juifs anciens, il n'est bien entendu question que d'une majorité ou de ceux issus de leur souche. » Il était d'avis que de nombreux émigrants venus de divers endroits s'étaient ajoutés à eux, de sorte que la population locale était devenue assez hétérogène. Mais les vestiges que l'on retrouve dans la langue, les noms de lieux, les coutumes juridiques, les célébrations agrémentées d'une multitude d'invités, comme celles de «Nabi

Moussa », ainsi que d'autres pratiques culturelles montrent sans l'ombre d'un doute que « l'origine de la plupart des fellahs ne remonte pas aux conquérants arabes, mais bien, avant eux, aux fellahs juifs qui peuplaient majoritairement le pays, avant la conquête de l'islam ».

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 Lieux de silence.

A la recherche du temps (juif) perdu

 La vérité est que, avant son repli partiel sur lui-même, quand son entourage chrétien l'eut rejeté dans la marginalité, le judaïsme s'adonna au prosélytisme dans les lieux encore vierges de tout contact avec le monothéisme expansionniste. De la péninsule arabique aux territoires des Slaves, des monts du Caucase, des steppes de la Volga et du Don, des espaces autour de la Carthage antique, détruite et reconstruite, jusqu'à la péninsule ibérique pré musulmane, la religion juive continua de faire des adeptes, ce qui lui assura sa surprenante pérennité historique. Les régions dans lesquelles le judaïsme réussit à s'infiltrer étaient généralement occupées par des civilisations en voie de mutation, de sociétés tribales vers un début de consolidation en royaumes. Toutes pratiquaient encore le paganisme.

Avec la Syrie et l'Egypte, la péninsule arabique était l'une des régions les plus proches du royaume de Judée, ce qui explique qu'on y retrouve des vestiges de la religion juive à une date relativement ancienne.

On peut supposer que l'expansion du monothéisme juif, avant qu'il ne devienne rabbinique, joua un rôle relativement important en posant les bases spirituelles qui permirent l'épanouissement de l'islam.

Le succès de l'islam au début du VIIe siècle de l'ère chrétienne, comme celui du christianisme autour du bassin méditerranéen, mit un frein au mouvement de conversion au judaïsme et accéléra la lente désintégration des tribus qui l'avaient adopté. Il convient de rappeler que la conversion d'un musulman au judaïsme était interdite, d'après les règles de la nouvelle religion, et que la punition pour ceux qui prêchaient la conversion - comme pour ceux qui quittaient l'islam - était la peine de mort. A l'inverse de cette politique draconienne, les avantages attribués aux nouveaux adeptes de la religion de Mahomet, mentionnés au chapitre précédent, étaient si tentants qu'il fut difficile d'y résister.

Pourtant, avant l'ascension de Mahomet dans la péninsule arabique, le prosélytisme juif engendra la conversion surprenante d'un royaume tout entier, celui situé précisément le plus au sud de cette région. Cette conversion de masse, contrairement aux événements de Yathrib ou de Khaybar, créa une communauté religieuse stable qui, malgré les conquêtes temporaires de la chrétienté puis les succès de l'islam, réussit à se maintenir jusqu'aux temps modernes.

Si au coeur du Hedjaz l'évolution sociale restait encore au stade tribal, en revanche, dans cette région connue aujourd'hui sous le nom de Yémen s'était constitué dès les premiers siècles de notre ère un système stable de royaume centralisé en quête d'un Dieu unique et fédérateur.

L '« Arabie heureuse » - Himyar adopte le judaïsme

 En conclusion de sa description saisissante de la royauté convertie au judaïsme, Hirschberg, le plus connu des chercheurs à s'être penchés sur le sort des juifs dans le monde arabe, souleva les questions suivantes : «Combien de Juifs ont-ils vécu au Yémen ? Quelles étaient leurs origines raciales, étaient-ils les descendants de la semence d'Abraham ou des Yéménites convertis au judaïsme?»

« Malgré tout, ce furent les Juifs venus d'Eretz Israël, et peut-être même de Babylone, qui constituaient l'âme vive de la communauté des Juifs du Yémen. Ils étaient relativement nombreux, leur importance était grande, et ils détenaient le pouvoir de décision en chaque chose ; et quand les persécutions commencèrent, ils restèrent fidèles à leur peuple et à leur croyance. En effet, nombreux furent les Juifs de Himyar à ne pouvoir supporter les souffrances et à se convertir à l'islam. Les chrétiens disparurent tous de sous le firmament du Yémen, mais seuls les Juifs perdurèrent en tant qu'unité sociale spécifique, différenciée des communautés arabes. Ils maintinrent leur croyance jusqu'à aujourd'hui, cela en dépit du dédain et des humiliations manifestés à leur égard. [...]

D'autres convertis au judaïsme, les Khazars par exemple, se sont assimilés et intégrés aux peuples qui les entouraient, parce que leur élément juif était faible, mais les Juifs du Yémen restèrent l'une des plus fières tribus de la nation juive. »

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 Phéniciens et Berbères - Kahina, la reine mystérieuse

Si, d'après le mythe national, les juifs du Yémen descendaient de la semence des proches du roi Salomon, ou du moins de ceux qui furent exilés à Babylone, les juifs du Maghreb étaient eux aussi considérés comme les descendants des exilés du Premier Temple ou les fils des fils des juifs de l'Espagne européenne, connus pour leur ascendance illustre.

Ces derniers, selon les légendes, furent également « exilés » vers les contrées occidentales de la mer Méditerranée en provenance directe de la Judée abandonnée et « désertée » après la destruction du Temple.

Paul Wexler, chercheur à l'université de Tel-Aviv, s'est essentiellement intéressé à l'histoire des juifs d'Espagne mais, le sort de cette grande communauté ayant été lié, depuis un stade très précoce, à celui des juifs d'Afrique du Nord, il parvint à éclairer d'un jour nouveau la question de ses origines. Dans un livre particulièrement intéressant, Les Origines non juives des juifs séfarades, ce linguiste israélien examine la possibilité que « les juifs séfarades soient les descendants en premier lieu des Arabes, des Berbères et d'Européens convertis au judaïsme entre la période de la création, en Asie occidentale, en Afrique du Nord et dans le sud de l'Europe, des communautés de la première diaspora juive et le Xe siècle de notre ère approximativement ».

En revanche, et telle est la grande nouveauté apportée par Wexler, l'hébreu et l'araméen n'apparurent vraiment dans les textes juifs qu'à partir du Xe siècle après J.-C, et cette évolution ne fut pas le fruit d'un développement linguistique autochtone antérieur.

Ce ne furent donc pas des exilés ou des émigrés de Judée arrivés en Espagne au Ier siècle de notre ère qui apportèrent avec eux leur langue d'origine. Durant les dix premiers siècles de l'ère chrétienne, les adeptes du judaïsme en Europe ne connaissaient ni l'hébreu ni l'araméen ; ce n'est qu'à la suite de la canonisation religieuse de l'arabe classique par l'islam et de celle du latin par la chrétienté au Moyen Âge que le judaïsme commença lui aussi à adopter et à diffuser sa langue sainte en tant que code spécifique à sa haute culture.

La théorie de Wexler peut aider à résoudre la grande énigme des livres d'histoire nationale en Israël : jusqu'à présent, les chercheurs agréés ont été incapables d'expliquer de façon satisfaisante le phénomène qui mena à la création en Espagne d'une communauté juive d'une si grande importance, d'une telle vitalité et d'une telle créativité, dont le nombre dépassait de loin celui des adeptes du judaïsme résidant en Italie, dans le sud de la Gaule ou au pays des Allemands.

On ne peut qu'émettre l'hypothèse selon laquelle les premiers bourgeonnements du judaïsme dans la péninsule Ibérique firent leur apparition au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne, véhiculés par des soldats, des esclaves et des commerçants romains convertis, comme cela se produisit, semble-t-il, dans d'autres colonies de l'Empire situées au nord-ouest du bassin méditerranéen.

Plus tard, la cruauté du royaume wisigoth à l'égard des juifs et des nouveaux convertis, surtout au cours du VIIe siècle, incita un grand nombre d'entre eux à s'enfuir et à émigrer en Afrique du Nord. Leur vengeance historique ne tarderait pas à venir.

La conquête musulmane qui se mit en marche en l'an 711 de notre ère se fit principalement avec la participation de bataillons berbères, et il ne serait pas abusif de supposer qu'ils comptaient dans leurs rangs un grand nombre de judaïsants qui vinrent gonfler les effectifs démographiques des communautés juives plus anciennes. Des sources chrétiennes de cette époque condamnent la déloyauté de citadins juifs qui accueillirent avec enthousiasme l'armée des envahisseurs et même acceptèrent de se constituer en unités auxiliaires à leurs côtés. Alors même que de nombreux chrétiens prirent la fuite, les juifs, leurs concurrents, furent placés à la tête de nombreuses villes pour les gouverner.

Le recueil de sources «de première main» Israël en Exil, compilé par Dinur, rapporte une variété de citations tirées de chroniques arabes venant confirmer les sources chrétiennes, par exemple : « Le troisième bataillon, envoyé contre Elvira, assiégea Grenade, la capitale de cet État, et la subjugua, il confia sa garde à une garnison composée de juifs et de musulmans. Et il en fut de même à chaque endroit où des juifs se trouvaient [...]; après avoir neutralisé Carmona, Musa [ibn Nosseyr] poursuivit sa marche sur Séville [...]. Après un siège de plusieurs mois, Musa conquit la ville, alors que les chrétiens s'enfuirent à Baya. Musa plaça les juifs en garnison à Séville et se dirigea vers Mérida. » Ou encore, à propos de Tariq : « Quand il vit que Tolède était vide, il y rassembla les juifs et les y laissa avec quelques-uns de ses proches, alors que lui-même repartait vers Wadii Al-Hajara [la future Guadalajara]. »

Tariq ibn Ziyad, le chef militaire suprême et premier gouverneur musulman de la péninsule Ibérique (qui a donné son nom à Gibraltar), était un Berbère originaire de la tribu des Nefouça, celle de Dihya-el-Kahina. Il arriva en Espagne à la tête d'une armée de sept mille soldats qui bientôt s'agrandit à vingt-cinq mille hommes, recrutés parmi les populations locales. «Parmi ceux-ci, il y avait aussi un grand nombre de Juifs», nous dit Dinur. Quand il se réfère aux chercheurs espagnols pour conforter sa thèse, l'historien sioniste reconnaît avec une gêne évidente que certains parmi eux « pensent que tous les Berbères qui participèrent aux conquêtes arabes en Espagne étaient des "judaïsants" ».

Il serait bien évidemment très exagéré de prétendre que la conquête de l'Espagne fut conçue dès le départ comme une action coordonnée des Berbères musulmans et des Berbères juifs, mais on peut se rendre compte que la coopération fructueuse entre les deux religions dans la péninsule Ibérique prit son essor avec le début de l'invasion, et que la position prioritaire des juifs leur ouvrit ainsi des voies nouvelles favorables à l'élargissement substantiel de leurs communautés.

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 Des Kagans juifs ? Un drôle d'empire s'élève à l'est

Au milieu du Xe siècle de l'ère chrétienne, âge d'or judéo-espagnol, Hasdaï ibn Shaprut, médecin et conseiller influent à la cour du calife de Cordoue, Abd Al-Rahman III, envoya une lettre à Joseph fils d'Aaron, le roi de Khazarie. La réputation de l'immense empire des juifs à l'extrémité est de l'Europe s'était répandue au loin et était parvenue aux oreilles des élites juives de l'Occident. Elle suscita une curiosité grandissante ; peut-être existait-il finalement sur terre un royaume juif qui n'était pas soumis au pouvoir islamique ou chrétien ?

On ne sait pas combien de temps mit le roi khazar pour envoyer sa réponse, mais dans cette lettre connue Joseph répond, dans la mesure de ses possibilités, à une partie des questions.

Dans un style de contes et légendes, le roi décrit en détail le processus de conversion et énonce les raisons pour lesquelles ses ancêtres ont préféré adopter le judaïsme plutôt que les deux autres religions monothéistes. Il continue en donnant la localisation de son royaume, sa taille, la constitution de sa population et le poids de ses ennemis et de ses rivaux (les Russes et les fils d'Ismaël), le tout inspiré par une profonde dévotion guidée par la Torah et ses commandements.

A cause de quelques fioritures littéraires et ajouts introduits dans les textes originaux, on a suggéré que ces lettres, en particulier la réponse du roi, ne dataient pas du Xe siècle de l'ère chrétienne, et même qu'il s'agissait de faux et d'adaptations de la plume d'écrivains musulmans. Il existe une version courte et une version longue de la missive de Joseph (dont le dernier remaniement date sans doute du XIIIe siècle). Or un certain nombre de concepts utilisés dans la lettre courte ne proviennent pas du lexique arabe et révèlent que son auteur originel n'est pas issu du monde culturel musulman.

Bien que le texte du roi khazar soit visiblement passé sous de nombreuses plumes, qui l'ont recopié et « commenté », le noyau dur de l'information qu'il contient semble relativement crédible puisqu'il concorde avec les témoignages arabes contemporains ; ainsi, il ne peut être considéré comme le simple produit d'une imagination littéraire fertile.

En effet, un témoignage de la fin du XIe siècle confirme qu'en dépit des difficultés de communication entre les divers royaumes de l'époque, plusieurs versions des deux missives furent recopiées et diffusées à travers le monde intellectuel juif.

De plus, le Rabad (Abraham ben David de Posquières), l'un des fondateurs de la kabbale en Provence, qui était le contemporain de Juda Halévy, bien qu'étant plus jeune que lui de vingt ans, a écrit à propos de l'Europe de l'Est « [qu']il y avait là-bas des peuples khazars convertis et que leur roi Joseph envoya un livre à Rabbi Hasdaï Bar Itzhak ben Shaprut le président, lui annonçant que lui et son peuple se conformaient aux normes du rabbinat ». Par la suite, le grand sage de la kabbale rapporte qu'il rencontra dans la ville de Toletum (Tolède) des élèves lui ayant déclaré qu'ils étaient fils de Khazars et fidèles au judaïsme rabbiniquel.

Ensuite, de nombreux témoignages historiques sur le royaume de Khazarie furent légués à la fois par des Arabes, des Perses, des Byzantins, des Russes, des Arméniens, des Hébreux et jusqu'à des Chinois. Tous confirmèrent sa grande puissance et plusieurs donnèrent même un compte rendu complet de sa surprenante conversion.

De plus, l'importance historique de ce royaume et le destin de ses sujets après sa dissolution eurent un impact considérable, et ce dès la naissance de l'historiographie juive en Europe de l'Est, qui en fit un sujet de préoccupation constante pendant des décennies.

Les historiens sionistes hésitèrent longtemps face à ce sujet et quelques-uns lui consacrèrent une recherche sérieuse, ainsi qu'il le méritait. L'intérêt du public pour le royaume de Khazarie diminua et finit par quasiment disparaître avec la mise en place et la consolidation des mécanismes de mémoire officielle de l'État d'Israël, après la première décennie de son existence.

L'étendue de la Khazarie juive était de loin plus vaste et plus importante que celle de tous les royaumes ayant vu le jour au pays de Judée. Sa puissance surpassait aussi celle du royaume de Himyar et bien entendu celle de la royauté berbère de Dihya-el-Kahina.

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 L'histoire des Khazars est stupéfiante.

 Elle débute au IVe siècle de l'ère chrétienne au sein de quelques tribus nomades qui accompagnèrent les Huns dans leur puissante ruée vers l'ouest. Elle se poursuit avec la fondation d'un vaste empire sur les steppes voisines de la Volga et du Nord-Caucase, et touche à sa fin au XIIIe siècle avec les invasions mongoles, dont les flots engloutirent jusqu'au dernier vestige de cet extraordinaire empire.

Les Khazars, produits d'une coalition de clans puissants de lignée turque ou huno-bulgare, se mêlèrent au début de leur colonisation aux Scythes, leurs prédécesseurs sur ces hauteurs et ces steppes s'étendant de la mer Noire à la mer Caspienne, elle-même longtemps appelée la «mer des Khazars» . A son apogée, ce royaume engloba une grande variété de tribus et de groupes linguistiques : des Alains aux Bulgares et des Magyars aux Slaves, les Khazars étendirent leur pouvoir sur un grand nombre de sujets qu'ils soumirent à l'impôt. Ainsi purent-ils régner sur un vaste territoire allant de Kiev au nord-ouest jusqu'à la Crimée au sud, de la Volga à la Géorgie actuelle.

Des témoignages perses puis musulmans du début du VIe siècle de notre ère éclairent les sources de la saga des Khazars : ils envahirent le royaume des Sassanides et harcelèrent les populations limitrophes. Leurs incursions les poussèrent jusqu'aux alentours de Mossoul, ville de l'Irak actuel (Kurdistan). Au début du VIIe siècle, le mariage de la fille du roi khazar au roi Khosrau II aboutit à un accord qui permit aux Perses de construire des fortifications sur les passes des montagnes du Caucase. Les sources arméniennes et byzantines nous informent qu'au cours des années suivantes le royaume des Khazars conclut une alliance avec l'Empire byzantin en lutte contre les Perses, et dès cette période il émergea dans l'histoire comme un élément essentiel pour l'équilibre des forces régnant dans la région. Dans son Histoire d'Héraclius datant du VIIe siècle, Sébéos, l'évêque arménien, raconte qu'« ils [des princes d'Arménie] se mirent au service du grand Kagan, le roi des pays du Nord. Sur ordre de leur roi, le Kagan [...], ils traversèrent avec une puissante armée le défilé de Jor, et vinrent au secours du roi de Grèce ».

Le Kagan, nom attribué au souverain suprême de Khazarie, entretint, comme signalé ci-dessus, un vaste réseau de relations avec l'Empire byzantin. Justinien II, le futur empereur exilé en Crimée, avait fui à la fin du VIIe siècle au royaume de Khazarie, où il épousa une princesse khazare qui fut rebaptisée du nom de

Théodora et devint plus tard une impératrice influente. Les deux royaumes étaient liés par d'autres liens de mariage.

Les Khazars réussirent à la fin d'une longue série de combats à freiner l'assaut renouvelé des musulmans dans le Nord, sauvant ainsi temporairement l'Empire romain d'Orient d'une manoeuvre ennemie qui le menaçait sur ses flancs et dont la réussite aurait vraisemblablement entraîné son effondrement précoce.

Les chroniqueurs arabes, se recopiant sans gêne les uns les autres, ont laissé de nombreuses descriptions des innombrables batailles entre musulmans et Khazars.

La conversion momentanée du royaume khazar païen à l'islam, comme nous le verrons par la suite, resta sans conséquence grave, même si un grand nombre de ses sujets conservèrent la foi en Mahomet, le Prophète.

Al-Istakhri, sur les traces d'Al-Bakri, écrit à ce propos : « Les Khazars parlent une langue qui est différente de celle des Turcs et de celles des Perses, qui ne ressemble à aucune des langues parlées par d'autres peuples. »

Malgré cela, la majorité des chercheurs présument que la langue parlée par les Khazars était en partie composée de dialectes huno-bulgares et en partie affiliée à la famille linguistique du turc.

Quoi qu'il en soit, et c'est là un fait sur lequel il n'y a pas de controverse, les Khazars utilisaient l'hébreu comme langue sacrée et pour la cornmunication écrite. Les quelques documents khazars en notre possession le confirment, tout comme l'écrivain arabe Ibn Al-Nadim, qui vécut au Xe siècle à Bagdad : «En ce qui concerne les Turcs et les Khazars [...] ils n'ont pas d'écriture [propre] et les Khazars utilisent l'hébreu2. » En Crimée, on a même retrouvé des inscriptions en lettres hébraïques, une langue qui n'est pas sémite, et dont deux lettres (le Shin et le Tsadik), du fait apparemment du pouvoir antérieur des Khazars sur les Russes, se sont finalement glissées dans l'alphabet cyrillique.

Pourquoi le royaume khazar n'a-t-il pas adopté le grec ou l'arabe comme langue sacrée ou mode de communication de haute culture ? Pourquoi les Khazars sont-ils devenus juifs alors que leurs voisins se convertirent en masse à l'islam et au christianisme ? Et, question supplémentaire, quand commença cette extraordinaire conversion collective ?

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 Les Khazars et le judaïsme - une histoire d'amour

Parmi les rares témoignages légués par les Khazars eux-mêmes, on a retrouvé un document d'une grande importance, connu dans la recherche sous le nom de « manuscrit de Cambridge » :

«Arménie. Nos ancêtres ont pris la fuite à leur arrivée parce [qu']ils ne [pouvaient pas] supporter le joug des païens, et [les ministres de Khazarie] les acceptèrent parce que les [habitants de la Khazarie ne reconnaissaient pas au départ l'enseignement de la Torah, et ils se maintinrent [eux aussi] sans Torah et sans écriture. Ils se marièrent avec les gens du pays et se mêlèrent à leurs peuples et prirent leurs coutumes, et ils participaient à leurs [guerres] et ils devinrent un seul peuple. Ils conservèrent la pratique de la circoncision et [certains] continuèrent à observer le shabbat. La Khazarie n'avait pas de roi, car seul celui qui revenait de la guerre en vainqueur était promu au rang de chef de l'armée jusqu'au jour où, les juifs ayant participé à leurs guerres comme à l'accoutumée, l'un des leurs remporta la victoire grâce à son formidable coup d'épée et mit en fuite l'ennemi dressé contre la Khazarie, ainsi les habitants de Khazarie le nommèrent-ils chef de l'armée au cours de leur premier jugement.»

Ce qui est écrit par la suite, comme le début de la lettre, suggère une hypothèse historique intéressante sur le début de la conversion des Khazars :

« Les gens d'Israël et ceux de Khazarie cohabitaient en paix. Et des juifs de Bagdad, de Khorasan et de Grèce commencèrent à arriver, qui s'imposèrent aux autochtones et les renforcèrent dans l'Alliance d'Abraham. Et les habitants nommèrent à leur tête l'un de leurs sages pour juge, qui fut appelé Kagan en langue khazare. C'est ainsi que les juges nommés par la suite portèrent tous le titre de Kagan, et cela jusqu'à nos jours. Le chef suprême de Khazarie adopta le nom de Savriel. »

Il est possible que le Savriel de cette description ne soit autre que le roi Bulan après sa conversion mentionnée dans la fameuse lettre de Joseph, mais il est aussi possible de mettre en doute les faits rapportés et de considérer l'évocation dramatique de la conversion comme une simple légende et prédication religieuse.

La remarque concernant l'émigration comme catalyseur de la conversion semble plus pertinente pour la compréhension de l'histoire khazare. L'arrivée d'adeptes du judaïsme en provenance d'Arménie, des régions qui constituent l'Irak d'aujourd'hui, de Khorasan et de l'Empire romain d'Orient semble avoir amorcé le grand tournant qui mena cet étrange empire à la conversion. Les juifs prosélytes furent rejetés des lieux où le monothéisme concurrent, chrétien ou musulman, s'imposa, et ils se tournèrent vers les contrées encore dominées par le paganisme. Comme dans les autres cas de conversion de masse au judaïsme, le déclic du processus en Khazarie fut aussi activé par des émigrants qui s'attelèrent à convaincre leurs voisins païens de la supériorité de leur foi.

D'après le passage cité, il semblerait que la Khazarie ait évolué vers le judaïsme par étapes, dont la première se situerait au VIIIe siècle.

On a vu précédemment que, durant ce siècle, les armées khazares firent des incursions jusqu'en Arménie et même jusqu'à la ville de Mossoul, au Kurdistan actuel. Dans ces régions subsistaient encore des communautés juives, derniers vestiges de l'ancien royaume d'Adiabène, dispersées à l'intérieur des terres d'Arménie. Il est possible que cette rencontre ait initié les Khazars à la religion de Yahvé et qu'ils aient ramené avec eux en Khazarie quelques adeptes du judaïsme qui s'étaient joints à leurs troupes.

On sait aussi que des juifs convertis portant des noms grecs résidaient le long du littoral septentrional de la mer Noire, et en particulier en Crimée. Plus tard, une partie d'entre eux, menacés par la terreur des empereurs byzantins, prirent la fuite.

A un moment indéterminé, situé entre le milieu du VIIIème et le milieu du IXème siècle, les Khazars firent du judaïsme l'objet de leur foi et de leur culte particuliers.

La question reste à élucider de savoir pourquoi la Khazarie a opté pour le judaïsme au lieu de se tourner vers les religions monothéistes plus faciles à pratiquer. Si l'on écarte la prédication pour une religion pleine de magie, telle qu'elle apparaît aussi bien dans la lettre de Joseph que dans le « manuscrit de Cambridge » ou dans le livre de Juda Halévy, on retiendra l'explication suivante, qui permet de comprendre les raisons de la conversion du royaume de Himyar : la volonté de conserver une indépendance face à des empires forts et désireux d'accroître leurs territoires - à l'exemple de l'Empire byzantin orthodoxe et du califat abbasside - incita les souverains khazars à opter pour le judaïsme comme arme d'autodéfense idéologique.

Si les Khazars avaient adopté l'islam, par exemple, ils seraient devenus les sujets du calife. S'ils avaient conservé leurs croyances païennes, ils seraient devenus la cible de tentatives d'élimination de la part des musulmans, qui rejetaient la légitimité du paganisme. Le choix du christianisme les soumettait presque certainement au pouvoir de l'Empire d'Orient pour les années à venir. Le passage par étapes et sur une longue durée du chamanisme ancien, pratiqué dans ces régions, au monothéisme juif contribua sans doute aussi à la consolidation et à la centralisation d'un système administratif stable.

 Il est fort plausible que le karaïsme, en plus du judaïsme talmudique, se soit propagé dans les vastes contrées que recouvrait l'Empire khazar, essentiellement en Crimée, mais les fondements du culte juif pratiqué en Khazarie étaient, semble-t-il, de caractère rabbinique.

Le « manuscrit de Cambridge » confirme l'information donnée dans la lettre du roi Joseph, selon laquelle les prêtres portaient des noms hébraïques. Cette lettre cite les noms d'Ézéchiel, Manassé, Isaac, Zebulun, Menahem, Benjamin, Aaron. Dans le document conservé à la bibliothèque britannique figurent des rois nommés Benjamin et Aaron, ce qui renforce, au moins en partie, la crédibilité de la lettre de Joseph.

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 Cependant, une question intrigante subsiste : les juifs représentaient-ils la majorité des adeptes du monothéisme sur le territoire de Khazarie ?

Quel était le nombre des Khazars convertis ? La recherche ne propose aucune évaluation. Un des graves problèmes que pose l'histoire est que l'on ne dispose pas d'une connaissance suffisante de la croyance spirituelle des masses. Une grande partie de l'historiographie sioniste traditionnelle ainsi qu'une fraction importante de la recherche soviétique «patriotique» avaient l'habitude, comme on le verra par la suite, de mettre l'accent sur le fait que seules la dynastie royale et l'aristocratie s'étaient converties, alors que de simples Khazars se maintenaient dans le paganisme ou préféraient l'islam. Il faut se souvenir que, au cours des VIIIe, Ixe et Xe siècles de l'ère chrétienne, même la paysannerie européenne n'était pas encore complètement christianisée et que la religion du Messie était fragile en ce qui concernait son imprégnation dans

les couches « inférieures » de la hiérarchie sociale du Moyen Âge.

On sait cependant qu'aux premiers temps des religions monothéistes les esclaves furent presque toujours obligés d'adopter la religion de leurs maîtres. Les Khazars aisés qui possédaient des esclaves agirent de même (et la lettre du roi Joseph le confirme clairement). Les inscriptions sur la pierre de nombreux tombeaux dans les régions de l'ancienne Khazarie témoignent aussi de la vaste diffusion de la religion juive, qui s'accompagna visiblement de « déviations » syncrétiques.

Il en fut de même pour la grande tribu des Khabars : elle se détacha de la Khazarie et rejoignit dans leur marche vers l'ouest les Magyars, qui comptent parmi les ancêtres des Hongrois d'aujourd'hui et qui étaient également englobés dans l'État khazar avant leur migration vers le centre de l'Europe. Les Khabars se révoltèrent contre le Kagan pour des raisons non élucidées. Selon toute probabilité figuraient parmi eux un assez grand nombre de convertis au judaïsme, et leur présence au moment de la fondation du royaume de Hongrie eut un impact qui ne fut sans doute pas sans importance pour la constitution de sa communauté juive.

En plus de la lettre du roi Joseph et du long "manuscrit de Cambridge", un autre document khazar - retrouvé dans la Genizah du Caire, publié en 1962 et également préservé à l'université britannique - témoigne de l'expansion du judaïsme sur les zones d'influence slaves de la Khazarie. Une missive envoyée de Kiev aux environs de l'an 930 présentait une demande d'aide en faveur d'un juif de la ville dénommé Jacob Ben Hanoucca, qui avait eu le malheur de faire faillite. La lettre porte en signature des noms hébraïques typiques et des noms khazars-turcs dont les porteurs se présentaient comme des membres de la «communauté de Kiev ». Une des signatures, écrite en lettres turques, signifie « J'ai lu ». Cette missive apporte la preuve de la présence ancienne de convertis khazars dans la ville qui devint très rapidement la capitale du premier royaume russe. Il est ainsi fort possible que les ancêtres de ces juifs se soient trouvés parmi les fondateurs de la ville, car le nom de Kiev provient à l'origine d'un dialecte turc.

Une des portes de la muraille dans la vieille ville s'appelait la «porte des juifs» et menait au quartier «juif» qu'on nommait aussi «kuzar ».

Quand ce royaume fut-il détruit ? On a longtemps pensé que sa destruction était survenue au milieu du Xe siècle de notre ère. La principauté de Kiev, d'où le premier royaume de Russie prit son essor, fut pendant de longues années la vassale des souverains de la Khazarie. Cette entité territoriale se renforça, s'allia à l'Empire romain d'Orient et se lança à l'assaut de ses puissants voisins khazars. Sviatoslav, le prince de Kiev, attaqua en 965 (ou 969) la ville khazare de Sarkel, qui contrôlait le Don, et la conquit en un éclair. Sarkel, ville fortifiée construite en son temps avec l'aide d'ingénieurs de l'Empire byzantin, constituait un point stratégique d'importance pour l'Empire khazar, et sa chute marque l'amorce de son déclin, mais, contrairement à ce que l'on pense, cette défaite ne précipita pas la fin de la Khazarie.

Vladimir, le fils de Sviatoslav, étendit son pouvoir jusqu'en Crimée et se convertit au christianisme, acte qui eut un impact décisif sur l'avenir de la Russie. Son alliance avec l'Empire romain d'Orient mit un terme à ses liens solides avec la Khazarie et, en 1016, une armée byzantine et russe envahit le royaume juif et lui assena un coup fatal.

Le sort de la Khazarie durant cette fin du XIe siècle reste très mal connu.

Les guerres internes menées sur les étendues des steppes entre la mer Caspienne, la mer Noire et les monts du Caucase n'ont pas entièrement effacé les populations et leurs croyances, mais la tempête mongole qui y déferla, menée par Gengis Khan et ses fils au XIIIe siècle, réussit à tout balayer sur son passage et à embrouiller à peu près complètement la morphologie politique, culturelle et même économique de l'ouest de l'Asie et de l'Est européen.

Sous l'empire de la Horde d'Or, de nouvelles royautés s'épanouirent, ainsi qu'un petit royaume khazar, rétréci, semble-t-il, mais les Mongols ne connaissaient pas assez bien les exigences de l'agriculture sur les vastes étendues qu'ils avaient conquises et ils ne se soucièrent guère d'assurer l'avenir des moyens de subsistance sur ces territoires. La destruction, au cours de leurs conquêtes, du système d'irrigation aménagé autour des grands fleuves, dont l'infrastructure permettait la production du riz et du raisin, entraîna un vaste mouvement migratoire qui conduisit à l'abandon des steppes par une partie importante de la population pendant des siècles par la suite. Parmi les fugitifs se trouvaient aussi des Khazars juifs qui se replièrent avec leurs voisins vers l'est de l'Ukraine et arrivèrent jusqu'aux frontières de la Pologne et de la Lituanie. Seuls les Khazars qui occupaient les monts du Caucase réussirent à s'accrocher à leurs terres, dont l'exploitation dépendait surtout d'une agriculture irriguée par les eaux de pluie.

Après la première moitié du XIIIe siècle, on n'entendit plus parler de la Khazarie. Le souvenir du royaume fut englouti dans les abîmes de l'histoire.

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 La recherche moderne face au passé khazar

Dans la vaste perspective tracée dans son livre Histoire du peuple-monde, Doubnov attribuait une place relativement importante à la royauté khazare, surtout en comparaison avec le laconisme dont avaient fait preuve ses prédécesseurs Jost et Graetz.

Doubnov enrichit son oeuvre d'un supplément contenant une longue analyse bibliographique amplement détaillée, et décréta que "la question des Khazars représente l'une des questions les plus difficiles de l'histoire d'Israël". Pourquoi l'histoire des Khazars était-elle plus complexe que d'autres chapitres de l'histoire des juifs ? Doubnov ne donnait pas d'éclaircissements, mais un certain malaise transpirait de l'écriture de l'historien et ses raisons demeuraient obscures pour le lecteur. L'explication pourrait tenir au fait que ces mystérieux Khazars n'entraient pas exactement dans la catégorie des « descendants ethnobiologiques d'Israël » et que leur histoire s'écartait du métadiscours juif.

Si, pour Doubnov, le passé khazar constituait un chapitre légitime de l'histoire du « peuple juif», dans l'oeuvre de Baron, rédigée au cours de la seconde moitié des années 1930, il prit, de façon assez surprenante, comme on le verra par la suite, une grande importance.

Malgré sa perception fondamentalement ethnocentriste, Baron n'hésita pas à décortiquer le « noyau dur » khazar et à l'insérer dans la continuité de l'histoire du « peuple d'Israël ». Pour intégrer les Khazars dans cette histoire, il s'appuya sur l'hypothèse d'un mouvement d'immigration massive de juifs vers les régions de Khazarie dont, selon son expression, la population devint mixte, khazare et juive.

Dinur fit de même dans son important recueil de sources Israël en Exil.

Dinur consacra plus de cinquante pages à l'histoire des Khazars et y défendit une position sans équivoque : « La "royauté khazare", le "pays des Juifs" et les "villes des Juifs" sur son territoire constituaient des faits historiques d'une grande importance qui, soumis aux fluctuations de l'histoire juive, laissèrent leurs traces sur le développement d'Israël malgré leur "écart" de la "voie royale" de l'histoire juive. »

Pour en arriver à une telle déclaration, il fallait bien sûr accepter comme prémisses le fait qu'une population juive vivait déjà depuis longtemps en Khazarie, qu'il s'agissait d'«une communauté issue d'une tribu juive » et que, grâce à elle et à elle seule, le royaume s'était converti.

L'histoire khazare remise à jour par Baron et Dinur s'appuyait en grande partie sur la recherche érudite d'Abraham Polak. Son livre, publié en 1944 aux éditions institutionnelles Mossad Bialik, eut immédiatement droit à deux rééditions, dont la dernière en date remonte à 1951. Khazarie. Histoire d'un royaume juif en Europe représentait la première et la plus vaste synthèse consacrée aux Khazars.

Une partie des critiques visait surtout les conclusions de Polak, qui révélaient au grand jour son principal péché. Le chercheur israélien affirmait avec détermination que le judaïsme d'Europe de l'Est était en majorité issu des espaces sur lesquels l'Empire khazar avait exercé son pouvoir. « Je ne comprends pas pourquoi il pense nous apporter tant de joie et de fierté en nous découvrant une filiation turque et mongole à la place de nos origines juives », déplorait cet historien patriote pris de « vertige » à la lecture du livre.

Mossad Bialik, la maison d'édition, ajouta une déclaration bien mise en valeur sur la couverture du livre afin de rassurer les lecteurs inquiets : « Cette puissance [la Khazarie] n'était juive que par sa religion, puisqu'elle comptait en son sein une grande population d'Israéliens dont les Khazars judaïsants ne constituaient qu'une minorité. » Si les convertis ne représentaient qu'une infime minorité de la population du grand royaume juif, la thèse khazare pouvait alors coller au métarécit sioniste et sa légitimité en était rehaussée. Polak lui-même, malgré son «manque de responsabilité » fondamental, n'avait que partiellement conscience du problème, aussi tenta-t-il à son tour d'édulcorer le goût amer de la pilule avec des sucreries à l'arôme ethnocentriste : « Des implantations juives s'étaient installées dans le royaume bien avant la conversion des Khazars et même avant la conquête khazare. [...]

Les juifs y immigrèrent en provenance d'autres pays, en particulier de l'Asie centrale musulmane, de l'ouest de l'Iran et de l'Empire byzantin, de sorte qu'une grande population juive s'y concentra, au sein de laquelle les Khazars judaïsants ne représentaient qu'une seule des composantes et dont l'identité culturelle fut élaborée plus particulièrement par les anciens colons du Nord-

Caucase et de la Crimée. »

Lentement mais sûrement, chaque réminiscence des Khazars sur la scène publique israélienne commença à être perçue comme une manifestation bizarre, déplacée et même menaçante.

Comment expliquer cette chape de silence sur la mémoire juive israélienne ?

La peur profondément enracinée d'une atteinte à la légitimité de l'entre

Prise sioniste, au cas où il se révélerait que les colons juifs n'étaient pas les descendants directs des « fils d'Israël », fut renforcée par la crainte que cette contestation de légitimité n'entraîne la remise en cause générale du droit à l'existence de l'État d'Israël.

Une explication supplémentaire, et pas nécessairement contradictoire, peut être proposée, repoussant de quelques années la froideur israélienne à l'égard des Khazars : le processus d'ethnicisation grandissante dans la politique identitaire des années 1970, après la soumission d'une vaste population palestinienne, commença lentement à se transformer en menace dans l'imaginaire national israélien, et exigea un durcissement des cadres et de la définition des identités qui donna le coup de grâce à toute « réminiscence » de la Khazarie.

Dans tous les cas, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les liens furent peu à peu rompus entre les Khazars orphelins et le « peuple juif », lequel se replia, comme on le sait, sur sa « patrie » d'origine après deux mille ans d'errance à travers le monde.

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 L'énigme — l'origine des juifs d'Europe de l'Est

 L'une des raisons qui incitèrent Arthur Koestler à écrire La Treizième Tribu, à la veille de sa mort, fut son désir de vaincre, dans un dernier combat idéologique retentissant, Hitler et sa théorie de la race. Koestler pensait que « la grande majorité des juifs survivants vient de l'Europe orientale et [qu']en conséquence elle est peut-être principalement d'origine khazare. Cela voudrait dire que les ancêtres de ces juifs ne venaient pas des bords du Jourdain, mais des plaines de la Volga, non pas de Canaan, mais du Caucase, où l'on a vu le berceau de la race aryenne ; génétiquement, ils seraient apparentés aux Huns, aux Ouïgours, aux Magyars, plutôt qu'à la semence d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. S'il en était bien ainsi, le mot "antisémitisme" n'aurait aucun sens : il témoignerait d'un malentendu également partagé par les bourreaux et par les victimes. À mesure qu'elle émerge lentement du passé, l'aventure de l'empire khazar commence à ressembler à une farce, la plus cruelle que l'histoire ait perpétrée ».

 Koestler hésitait - et durant les années 1970 il se posait encore la question - quant à savoir si les juifs non-ashkénazes étaient vraiment les descendants des Judéens et si la conversion des Khazars ne constituait qu'un cas exceptionnel dans l'histoire juive. Il n'avait pas vraiment réalisé à l'époque à quel point le combat contre le racisme et l'antisémitisme pouvait être fatal à l'imaginaire dominant du sionisme.

 « Je n'ignore pas qu'on pourrait l'interpréter [le livre] avec malveillance, comme une négation du droit à l'existence de l'État d'Israël. Mais ce droit n'est pas fondé sur les origines hypothétiques des juifs ni sur l'alliance mythologique entre Abraham et Dieu ; il est fondé sur la législation internationale, et précisément sur la décision prise par les Nations unies en 1947. [...]

Quelles que soient les origines raciales des citoyens d'Israël et quelles que soient les illusions qu'ils nourrissent à leur propos, leur État existe de jure et de facto, et il est impossible de le supprimer, sinon par génocide. »

Zvi Ankori, professeur au département d'histoire du peuple juif de l'université de Tel-Aviv, compara Koestler à Jacob Philip Fallmerayer, le « méchant » chercheur allemand qui, déjà au début du XIXe siècle, avait émis l'hypothèse que les Grecs modernes n'étaient pas les descendants des Hellènes de l'Antiquité, comme ils se l'imaginaient, mais plutôt ceux d'un mélange de Slaves, d'Albanais et d'autres qui envahirent le Péloponnèse et se mêlèrent pendant un siècle à l'ancienne population.

En 1867, par exemple, au début de son ouvrage Les Juifs et la langue des Slaves, le grand historien juif Abraham Harkavy remarquait que « les premiers juifs arrivés de Russie qui s'installèrent dans le Néguev [sic] n'étaient pas originaires du pays d'Ashkénaze, comme de nombreux écrivains avaient tendance à le croire, mais [...] provenaient des villes de Grèce du littoral de la mer Noire et de l'Asie via le Caucase ».

«Mais d'où provenaient en premier lieu les Juifs de Pologne et de Russie - des pays occidentaux ou des pays khazars et de la Crimée2 ? » La réponse, selon lui, devait attendre que l'archéologie évolue pour fournir les preuves nouvelles qui viendraient soutenir le discours historique.

Or le ministre de l'Éducation de l'État d'Israël n'hésita pas, au cours des années 1950, à se joindre à Baron et à Polak pour prendre une position sans ambiguïté sur l'origine des juifs d'Europe de l'Est :

« Les conquêtes russes n'ont pas entièrement rasé le royaume des Khazars, mais elles le "dépecèrent" et l'abaissèrent. Et cette royauté qui accueillit des émigrés et des réfugiés juifs dispersés sur de nombreux lieux d'exil était elle-même, on peut le penser, la mère des exils, la mère d'un des plus grands exils, l'exil d'Israël en Russie, en Pologne et en Lituanie. »

Les lecteurs d'aujourd'hui seront sûrement surpris de voir le grand prêtre de la mémoire d'Israël dans les années 1950 ne pas hésiter à considérer la royauté khazare comme la «mère des exils » des juifs d'Europe de l'Est.

Il est toutefois important de retenir que l'hypothèse selon laquelle la majorité de la population du peuple du yiddish n'était pas originaire d'Allemagne mais justement du Caucase, des steppes de la Volga, de la mer Noire et des pays slaves, était largement acceptée jusqu'aux années 1960, qu'elle n'éveillait pas la répulsion et n'était pas étiquetée « antisémite », comme elle le devint dès le début des années 1970.

Le courant historiographique sioniste traditionnel soutenait, comme l'on sait, que les juifs d'Europe de l'Est étaient originaires d'Allemagne, après avoir séjourné « temporairement » à Rome à la suite de leur expulsion de la « terre d'Israël ». La rencontre de l'approche essentialiste concernant le peuple de l'Exil et de l'errance et du prestige des liens avec un pays « de culture » comme l'Allemagne, au lieu d'une filiation dégradante remontant aux zones retardées de l'Europe, se révéla être une combinaison triomphante (de même que les juifs originaires des pays arabes ont pris l'habitude de s'appeler « Sépharades », descendants d'Espagne, les juifs d'Europe de l'Est ont préféré s'appeler « Ashkénazes »).

Bien qu'il n'existe aucune preuve historique confirmant l'émigration de juifs de l'ouest de l'Allemagne vers l'est du continent, l'utilisation du yiddish en Pologne, en Lituanie et en Russie servit à démontrer que leurs juifs étaient d'origine germano-juive, c'est à-dire ashkénazes ; en effet, la langue des juifs de l'Est était bien composée d'un lexique de mots à 80 pour cent allemands. Face à cette ironie de l'histoire, comment pouvait-on expliquer que ces Khazars et ces Slaves d'origines diverses, qui s'exprimaient en dialectes turcs et slaves, en étaient venus à parler le yiddish ?

Isaac Baer Levinsohn, nommé aussi « le Ribal », l'initiateur du mouvement des Lumières au sein des communautés juives de Russie, écrivait déjà, dans son livre Document en Israël, publié en hébreu en 1828 : «Nos anciens savaient nous raconter qu'il y a de cela plusieurs générations les juifs de nos contrées ne parlaient que le russe, et que la langue des juifs ashkénazes que nous parlons aujourd'hui n'était pas courante parmi les habitants de la région. » Harkavy aussi était convaincu, comme nous l'avons vu, que jusqu'au XVIIe siècle la majorité des juifs d'Europe de l'Est parlaient des dialectes dérivés des langues slaves.

Polak, qui se préoccupa longtemps de cette question, proposa plusieurs hypothèses, certaines plausibles, d'autres moins.

Sa seconde explication paraît beaucoup plus logique : la colonisation allemande qui s'étendit vers l'est au cours des XIVe et XVe siècles et la fondation de grandes villes de commerce et d'artisanat où l'on parlait l'allemand diffusèrent cette langue parmi ceux qui commençaient à servir d'intermédiaires entre ces pôles d'attraction économique et la population des paysans et des aristocrates qui continuaient à utiliser des dialectes slaves. À peu près quatre millions d'Allemands émigrèrent de l'est de l'Allemagne en Pologne et créèrent une première bourgeoisie en Europe de l'Est, ainsi qu'un clergé catholique qui lui emboîta le pas. L'émigration des juifs provenait essentiellement de l'est et du sud, non seulement du pays des Khazars mais aussi des régions slaves sous leur influence.

Du fait de la division du travail qui se développa dans leur nouveau pays d'accueil avec les premiers stades de la modernisation, ces juifs se retrouvèrent confinés dans certaines fonctions spécifiques : percepteurs des impôts et frappeurs des monnaies des princes (on a découvert des pièces de monnaie en argent avec des mots polonais écrits en hébreu), propriétaires de charrettes, producteurs de bois, pauvres et modestes pelletiers. Ils remplirent des fonctions intermédiaires dans la production et se familiarisèrent avec les cultures et les langues des différentes classes (il est possible qu'ils aient exporté une partie de ces métiers depuis l'Empire khazar). Koestler fît de cette situation historique une description pittoresque et concrète :

« On imagine bien dans son shtetl un artisan - cordonnier ou marchand de bois - baragouinant l'allemand avec ses clients et le polonais avec les serfs du domaine voisin, et chez lui mélangeant à l'hébreu les vocables les plus expressifs de ces deux langues pour en faire une sorte d'idiome personnel. Comment ce potpourri a pu devenir une langue de communication uniforme, dans la mesure où elle l'a été, aux linguistes de le deviner [...]. »

A côté de la contribution complémentaire apportée par les émigrés occidentaux, il convient d'ajouter que le yiddish ne ressemble pas à la langue juive qui se développa dans les ghettos de l'ouest de l'Allemagne. La population juive de ce pays résidait dans la région du Rhin, et l'allemand qu'elle parlait avait intégré des mots et des expressions d'origine française et issus de l'allemand local dont on ne retrouve aucune trace dans le yiddish oriental.

Le linguiste israélien Paul Wexler a publié dernièrement une série de travaux plus approfondis sur la question qui confirment que l'expansion du yiddish n'était pas liée à l'émigration de juifs de l'Ouest. La base de la langue yiddish est slave et son vocabulaire provient en majorité de l'allemand du Sud-Est. Ce fait suggère que le yiddish a une origine similaire à celle de la langue des Sorbes, qui se développa dans les zones tampons entre les populations parlant des dialectes slaves et celles parlant des dialectes allemands et qui, comme le yiddish, a quasiment disparu au cours du XXe siècle.

La thèse selon laquelle les juifs d'Europe de l'Est seraient originaires de l'ouest de l'Allemagne se heurte aussi à des données « réfractaires » d'ordre démographique.

Si les juifs de ces pays étaient vraiment originaires de l'ouest de l'Allemagne, comme le répètent aujourd'hui les historiens agréés d'Israël, comment peut-on expliquer leur multiplication démographique à l'est alors que dans les régions de l'Ouest leur reproduction a stagné, et ce dans un monde qui ne connaissait pas encore le contrôle des naissances ?

En fin de compte, les conditions de vie des petites bourgades pauvres de l'Est n'auraient pas été plus propices à une haute fertilité que celles des villes de

Grande-Bretagne, de France ou d'Allemagne, alors que se produisit justement là-bas le « grand boom mystérieux » qui fit qu'au seuil du XXe siècle les juifs du « Yiddishland », ou plus exactement des langues du yiddish, représentaient plus de 80 pour cent de la population juive du monde.

La Khazarie disparut peu avant qu'apparaissent les premiers signes de présence juive en Europe de l'Est, et il est difficile de ne pas faire le lien entre ces deux phénomènes.

La ruée vers l'ouest laissa trop d'indices abandonnés le long des routes.

Il était difficile de faire reconnaître aux chercheurs le fait embarrassant qu'il n'a jamais existé une « culture du peuple juif » mais seulement une « culture yiddish populaire » qui ressemblait plus aux cultures de leurs voisins qu'aux expressions culturelles des communautés juives d'Europe occidentale ou d'Afrique du Nord .

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 Les descendants des juifs du Yiddishland résident aujourd'hui essentiellement aux États-Unis et en Israël.

La pénurie de recherches sociologiques novatrices, linguistiques et ethnographiques sur les modes de vie dans les bourgades de Pologne et de Lituanie - des recherches qui ne se limiteraient pas seulement au folklore -, tout comme la rareté des fouilles archéologiques, coûteuses, en Russie méridionale et en Ukraine afin de dévoiler les vestiges de la Khazarie, n'est pas le fruit du hasard : personne n'est vraiment intéressé à soulever des pierres sous lesquelles pourraient apparaître des scorpions susceptibles de mettre à mal la représentation existante de l'« ethnie » et ses exigences territoriales. La rédaction des histoires nationales n'est pas destinée à découvrir les civilisations du passé ; son objectif principal, à ce jour, a consisté en l'élaboration de l'identité nationale et en son institutionnalisation politique dans le présent.

 L'ironie de l'histoire veut qu'hommes et femmes devenus adeptes de la religion de Moïse vécurent entre le Don et la Volga bien avant qu'y apparaissent les Russes et les Ukrainiens, et il en va exactement de même pour ceux du pays des Gaules, qui y résidaient bien avant l'invasion des Francs.

Le même phénomène se retrouve en Afrique du Nord, où les Puniques se convertirent avant l'arrivée des Arabes, ainsi que dans la péninsule Ibérique, où se développa et s'épanouit une culture de croyance juive avant la Reconquista chrétienne. Contrairement à l'image du passé tracée par des chrétiens judéophobes et récupérée par des antisémites modernes, les catacombes de l'histoire ne recèlent pas un peuple race damné et exilé de la Terre sainte pour fait de déicide et qui, sans y avoir été invité, serait venu s'installer au sein d'autres peuples.

Les temps himyarite, berbère ou khazar sont-ils perdus à jamais ? N'y a-t-il aucune chance qu'une historiographie nouvelle recueille ces ancêtres juifs oubliés par leurs descendants et les invite à réinvestir les lieux légitimes de la mémoire publique ?

La constitution d'un nouveau corpus de connaissances se trouve toujours en corrélation directe avec l'idéologie nationale qui l'engendre.

Les perceptions historiques qui s'écartent du discours élaboré aux débuts de la formation d'une nation ne peuvent être acceptées que lorsque décroît la crainte de leurs conséquences.

Quand l'identité collective du temps présent s'établit comme une évidence et cesse d'être une source d'angoisse qui pousse sans fin à se référer à un passé mythique, quand cette identité devient un point de départ vers la vie et non pas son but - c'est à ce moment-là que s'amorce le tournant historiographique.

La politique identitaire d'Israël du début du XXIe siècle permettra-t-elle la création de paradigmes de recherche nouveaux sur l'origine et l'histoire des communautés de croyance juive ? Il est encore trop tôt pour se prononcer sur la question.

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La distinction politique identitaire en Israël.

Jusqu'au début du grand processus de laïcisation de l'Europe, les croyants juifs adhérèrent à un dogme religieux qui les soutint dans leurs moments de détresse : ils étaient le « peuple élu », la communauté sacrée, la première devant Dieu, celle qui doit apporter la lumière aux autres peuples.

 La croyance jalouse en un « peuple choisi qui restera seul » a également contribué, au long du Moyen Âge, à empêcher une trop grande déperdition en faveur des autres religions monothéistes.

 Malgré les difficultés spécifiques rencontrées par les juifs, la plupart d'entre eux devinrent, dans des pays comme la France, la Hollande, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, des « israélites », à savoir des Français, des Hollandais, des Britanniques ou des Allemands de religion mosaïque. Ils adoptèrent la nationalité des nouveaux États, accentuant même parfois leur identité nationale, dont ils étaient particulièrement fiers.

De 1897, année de la réunion du premier Congrès sioniste, jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, le sionisme fut en fait un courant minoritaire et insignifiant au sein des communautés juives dans le monde.

On peut situer les débuts de la pensée sioniste dans la seconde partie du XIXe siècle, en Europe centrale et orientale, dans un périmètre qui s'étend de Vienne à Odessa. La pensée sioniste se développa timidement dans l'ombre de l'idée nationale allemande et réussit à pénétrer jusqu'aux centres culturels effervescents de la population yiddish.

C'est cette culture spécifique, et non pas la croyance religieuse, qui constitua l'incubateur principal de la fermentation protonationale et nationale.

Entre 1880 et 1914, environ deux millions et demi de juifs de langue yiddish refluèrent vers les pays occidentaux en passant par l'Allemagne, une partie d'entre eux arrivant jusqu'aux rives de la terre promise du continent américain (moins de 3 pour cent des juifs choisirent d'émigrer vers la Palestine ottomane, qu'ils abandonnèrent pour la plupart par la suite).

Le judaïsme a donc cessé, aux yeux du sionisme, d'être une culture religieuse riche et variée, pour devenir, comme nous l'avons vu, un peuple circonscrit, aux frontières déterminées, comme le Volk allemand ou le naro'd polonais et russe, mais possédant une caractéristique exceptionnelle : celle de constituer un peuple nomade sans aucun lien d'appartenance avec les territoires dans lesquels il réside. En ce sens, le sionisme est, d'une certaine façon, une représentation en creux du phénomène de la haine des juifs qui accompagna la cristallisation des entités nationales d'Europe centrale et orientale.

La proclamation divine : « C'est un peuple qui a sa demeure à part, et qui ne fait point partie des nations» (Nombres 23, 9), destinée à édifier une communauté monothéiste élue et sanctifiée au sein du monde antique, fut traduite en une philosophie d'action laïque séparatiste.

Le fait de quitter le « peuple » était également considéré comme un péché irréparable : l'« assimilation » devint aux yeux du sionisme une catastrophe, un danger existentiel qu'il fallait éviter à tout prix.

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 Sionisme et hérédité

 L'hérédité constituait, dans une large mesure, une des justifications de la revendication sur la Palestine, cette Judée antique que les sionistes avaient cessé de considérer seulement comme un centre sacré d'où viendrait le salut. Dès lors, par une audacieuse transformation paradigmatique, elle deviendrait la patrie nationale de tous les juifs du monde.

Le mythe historique fut donc également à l'origine de l'adoption d'une idéologie « scientifique » appropriée : si les juifs de l'époque moderne n'étaient pas les descendants directs des premiers exilés, comment légitimer leur installation sur une Terre sainte censée être le « pays exclusif d'Israël » ? La promesse divine n'était pas suffisante pour les défenseurs laïques de l'idée nationale, en révolte contre la tradition de passivité laissant un Dieu tout-puissant diriger l'histoire.

Et, si la justice ne résidait pas dans une métaphysique religieuse, elle se trouvait forcément cachée, même partiellement, dans la biologie.

Selon Nathan Birnbaum, le premier intellectuel sioniste, inventeur du concept dès 1891, seule la biologie et non pas la langue ni la culture peut expliquer la formation des nations.

Les juifs n'étaient pas une «race de bâtards », comme le prétendait Chamberlain, ils avaient au contraire préservé leur continuité héréditaire en pratiquant uniquement le mariage intracommunautaire, et ils faisaient, de plus, partie intégrante de la race blanche.

Le véritable fondateur du mouvement sioniste, fut Theodor Herzl.

La rencontre de Max Nordau avec Herzl fit de lui un sioniste enthousiaste. Mais il s'inquiétait déjà depuis longtemps de la situation physique et mentale des juifs. Il avait, significativement, changé son « nom juif », Meir Simcha Sûdfeld (champ du Sud), pour le patronyme européen affecté de Nordau (clairière du Nord).

Selon ce dirigeant sioniste, les juifs constituaient clairement un peuple à l'origine biologique homogène. Il n'hésita pas à parler des « liens du sang existant entre les membres de la famille israélite », se demandant cependant si les juifs étaient depuis le début de petite taille, ou si c'étaient leurs conditions d'existence qui les avaient à ce point affaiblis et atrophiés.

Le sentiment de l'identité nationale réside dans le "sang" de l'homme, dans son type physique et racial, et là seulement. [...]

Il est physiquement impossible qu'un Juif, né de plusieurs générations de parents de sang juif pur de tout mélange, s'adapte à l'état d'esprit d'un Allemand ou d'un Français, tout comme il est impossible pour un Nègre de cesser d'être nègre. »

Pour Jabotinsky, la formation des nations se fait sur la base des groupes raciaux (que l'on appellerait aujourd'hui des « ethnies »), et l'origine biologique constitue le psychisme (la « mentalité » dans la langue actuelle) des peuples.

Bien qu'une quantité non négligeable de sang étranger eût continué de s'infiltrer au sein du peuple juif, le fondateur de la sociologie à l'université hébraïque de Jérusalem croyait encore que « la majorité des Juifs [étaient restés] semblables dans leur composition raciale à leurs antiques ancêtres de la terre d'Israël ».

Après l'arrivée au pouvoir de Hitler, Arthur Ruppin rendit visite à Hans Günther, « pape » de la théorie de la race, qui rejoignit le parti nazi dès 1932, devint l'architecte de l'extermination des Tziganes et resta négationniste jusqu'à la fin de ses jours.

Il faut également rappeler que, de Hess à Buber, en passant par Nordau, un nombre non négligeable d'adeptes de la race épousèrent des non-juives, porteuses d'un « sang » étranger.

Il faut cependant savoir que la théorie juive du sang ne fut pas l'apanage des quelques cercles d'élite isolés cités ici. Elle était répandue au sein de l'ensemble des courants du mouvement sioniste et l'on retrouve son empreinte dans presque toutes ses publications ainsi que dans les discours prononcés lors de ses congrès et conférences.

Le célèbre médecin biologiste Redcliffe Nathan Salaman alla plus loin encore dans cette voie.

1911. A partir de cette date, Salaman défendit la thèse selon laquelle, même si les juifs ne constituent pas une race pure, ils forment cependant une entité biologique compacte. Non seulement le juif est reconnaissable par la forme de son crâne, les traits de son visage et ses dimensions corporelles, mais il existe également un allèle juif responsable de cette apparence extérieure particulière. Bien sûr, il y a des différences entre les Ashkénazes, clairs, et les Sépharades, basanés, mais la raison de ce contraste est simple : les seconds se sont davantage mélangés à leurs voisins. Le teint particulièrement clair des Ashkénazes trouve son origine chez les anciens Philistins qui se sont mêlés à la nation juive dans l'Antiquité. Ces conquérants européens au crâne allongé devinrent partie intégrante des Hébreux, d'où la carnation laiteuse de ces derniers. La raison, par exemple, pour laquelle les Yéménites juifs sont obéissants et de petite taille est qu'« ils ne sont pas juifs. Ils sont noirs, à la tête allongée, hybrides avec des Arabes [...]. Le vrai Juif est l'Ashkénaze européen, et je prends son parti face à tous les autres [...].

A la lecture de l'énorme historiographie israélienne apparaît sans cesse une attitude apologétique, excusant la présence fréquente de la « biologie » dans le discours sioniste en Europe à la fin du XIXe siècle et dans la première partie du XXe. Et, en effet, dans de nombreuses revues scientifiques, tout comme dans les quotidiens et les hebdomadaires populaires, on trouve à cette époque quantité d'articles associant l'hérédité à la culture, et le sang à l'identité nationale. L'emploi du concept de « race » était, certes, un fait habituel chez les antisémites, mais on le retrouve également sous la plume et dans la bouche de journalistes respectables, ainsi que dans les cercles libéraux et socialistes.

Une partie des détracteurs de ces théories s'opposa même directement à l'idée d'une race juive, à laquelle antisémites comme sionistes commençaient à adhérer avec enthousiasme.

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 Le Judaïsme comme race et comme religion.

Selon Renan, ce n'était pas le christianisme qui, le premier, avait appelé l'humanité tout entière à croire en un Dieu unique, mais bien le judaïsme, qui s'était lancé dans le grand périple de la conversion religieuse. A l'appui de sa thèse, Renan entreprit de brosser un tableau de la diffusion du phénomène de conversion aux époques hellénistique et romaine, jusqu'à la célèbre déclaration de Dion Cassius, au début du IIIe siècle après J.-C, affirmant que le terme de «juif» n'était dorénavant plus applicable aux personnes originaires de Judée (voir le chapitre III). Les juifs avaient pour habitude de convertir leurs esclaves, et, dans le cadre des synagogues, ils persuadaient leurs voisins de se joindre à eux.

La masse des croyants juifs en Italie, en Gaule et ailleurs était majoritairement composée d'indigènes qui s'étaient convertis.

Renan poursuivait par des récits sur la royauté d'Adiabène, sur les Falachas, et sur la conversion de masse sous le régime des Khazars.

A la fin de sa conférence, il insistait de nouveau sur le fait qu'il n'existait pas de race juive, ni d'apparence physique juive spécifique ; tout au plus trouverait-on divers types juifs résultant du repli sur soi, des mariages internes à la communauté et du séjour prolongé dans les ghettos. C'est l'isolement social qui avait formé le comportement et même dessiné la physionomie des juifs.

La question du sang et de l'hérédité n'était donc pas du tout pertinente dans ce cadre. Sur de nombreux plans, les juifs de France n'étaient pas différents des protestants.

Si c'est la nature et non pas l'histoire sociale qui crée les maîtres et les esclaves, pourquoi s'en plaindre ? En Allemagne, l'idéologie raciste fut également appliquée à l'explication des rapports de force en Europe même : les blonds descendants des Teutons sont doués de toutes les qualités, alors que les Latins, héritiers des peuplades brunes qui se sont révoltées pendant la Révolution française, sont dépourvus de forces créatrices fertiles. Une lutte éternelle se déroule entre ces deux races, mais, aux yeux de ces nouveaux scientifiques racistes, rien n'est pire ni plus dangereux que le juif, considéré comme un élément étranger et étrange.

S'il existe une spécificité au sein de groupes juifs particuliers, elle provient de l'histoire et non de la biologie.

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 La poupée « scientifique » et le bossu raciste

 Il semble que l'infrastructure «scientifique » mise en place par Ruppin et Salaman dans la Jérusalem des années 1930 et 1940 ait freiné efficacement la pénétration en Israël d'une littérature anthropologique et génétique mettant en doute l'existence même d'un peuple-race juif et s'opposant par là aux mécanismes de production idéologique de l'entreprise sioniste.

La domination israélienne sur une population non juive en croissance permanente depuis 1967 stimula encore le besoin national profond de déterminer une identité ethnobiologique.

« L'une des découvertes les plus marquantes de ces recherches réside dans la proximité génétique entre les Juifs d'Afrique du Nord et d'Irak et les Ashkénazes. Dans la plupart des cas, ils constituent un seul bloc, alors que les non-Juifs (Arabes, Arméniens, Samaritains et Européens) en sont éloignés de façon significative. »

Aussi Bat-Sheva Bonné-Tamir fût-elle plutôt « surprise » par ces nouveaux résultats, renforçant les thèses de la dispersion et du nomadisme des juifs de l'Antiquité à nos jours ; la biologie venait enfin confirmer l'histoire.

L'idée sioniste d'un peuple-race juif prit la forme d'une science de la nature reposant sur des bases solides et fiables, et une nouvelle discipline vit le jour : la «génétique des Juifs», pour laquelle rien ne pouvait, en effet, posséder plus de poids qu'une publication dans des revues anglo-saxonnes réputées. Malgré le mélange permanent entre la mythologie historique et des hypothèses sociologiques, d'une part, et des découvertes génétiques ténues et plutôt douteuses, d'autre part, l'accès à la science canonique occidentale, surtout américaine, s'ouvrit aux entreprenants chercheurs israéliens.

Au mois de novembre 2000 parut dans le grand quotidien israélien

Haaretz un compte rendu éclairant sur une étude réalisée par le professeur Ariela Oppenheim, en collaboration avec un groupe de collègues de l'université hébraïque de Jérusalem.

La raison de l'intérêt médiatique particulier porté à cette étude était que l'équipe de chercheurs avait découvert une parenté étonnante entre les types de mutation du chromosome Y mâle chez les Israéliens juifs, « ashkénazes » et « sépharades », et chez les « Arabes israéliens » et les Palestiniens. La conclusion était que deux tiers des Palestiniens et environ la même proportion de juifs possédaient trois ancêtres qui vécurent il y a huit mille ans. Le tableau qui se dégageait de l'ensemble de l'article scientifique était, à vrai dire, un peu plus « complexe », et beaucoup plus déconcertant : les mutations du chromosome Y montraient également que les « Juifs » ressemblaient aux « Arabes libanais » plus qu'aux «Tchécoslovaques», mais que quelques «Ashkénazes », contrairement aux « Sépharades », étaient plus proches des

 « Gallois » que des « Arabes ».

La « donnée génétique » selon laquelle les Israéliens juifs et les Palestiniens possédaient des ancêtres communs n'a certes pas transformé le conflit armé en « guerre de fratrie », mais elle a renforcé indirectement l'hypothèse «scientifique », aux racines déjà anciennes, qui situait avec certitude l'origine des juifs au Moyen-Orient.

Un peu plus d'un an après cette première importante découverte, un nouveau « scoop » retentissant parut en première page du journal Haaretz : il n'y avait aucune ressemblance génétique entre les Israéliens juifs et les Palestiniens, contrairement à l'affirmation établie dans l'étude citée précédemment. Les chercheurs avaient dû admettre que leur précédente tentative n'était pas suffisamment fondée et que leurs conclusions avaient été trop hâtives. Les juifs, au moins les hommes, étaient en fait proches non pas de leurs voisins palestiniens, mais plutôt des populations kurdes, physiquement éloignées. Il découlait de l'étude, publiée pour la première fois dans la revue The American Society of Human Genetics, que l'espiègle chromosome Y avait auparavant abusé ses analystes inexpérimentés. Les lecteurs pouvaient, toutefois, se rassurer, car le nouveau tableau génétique montrait encore que les « Ashkénazes » et les « Sépharades » juifs étaient proches les uns des autres. Cette fois, ils ne ressemblaient pas aux Arabes locaux mais plutôt aux Arméniens, aux Turcs et, comme on l'a vu, surtout aux

Kurdes. Il aurait évidemment été très exagéré de conclure, tout le monde en convenait, que la brutale Intifada avait indirectement contribué au progrès de la science génétique en Israël, mais, désormais, les « frères de sang » étaient de nouveau lointains et « étrangers ».

La journaliste de Haaretz, spécialiste des problèmes scientifiques et pour qui les juifs d'aujourd'hui étaient, bien évidemment, les descendants des anciens Hébreux, s'adressa immédiatement aux historiens spécialistes de la période antique afin qu'ils éclairent cette énigme préoccupante de l'origine mystérieuse.

Aucun des éminents professeurs à qui elle fit appel ne put l'aider ; on n'avait jamais entendu parler de vague d'émigration, dans l'ancien temps, du nord du Croissant fertile vers Canaan (Abraham « monta vers la terre d'Israël » à partir du sud de l'Irak). La découverte renforçait-elle alors, à Dieu ne plaise, l'hypothèse selon laquelle les juifs venaient des Khazars et non directement de la semence de l'ancêtre estimé ? Au cours d'une conversation téléphonique transatlantique, le célèbre professeur Marc Feldman, de l'université Stanford, rassura la journaliste : il n'était absolument pas nécessaire d'en arriver à cette conclusion extrême. La mutation particulière du chromosome Y des Kurdes, des Turcs, des Arméniens et des Juifs se retrouvait chez d'autres peuples de la région du nord du Croissant fertile, et n'était pas particulière aux Khazars oubliés de Dieu et de l'histoire.

Il ne s'écoula pas un an avant que la question ne fasse à nouveau son apparition dans les pages de Haaretz : il était déjà parfaitement « clair » que l'origine des juifs masculins se trouvait au Moyen-Orient, mais du côté des femmes la recherche du gène juif était dans une impasse embarrassante. Dans une nouvelle étude scientifique qui rassemblait des informations sur l'ADN mitochondrial, transmis uniquement par hérédité féminine, collecté au sein de neuf communautés juives, on avait découvert que l'origine des femmes supposées être juives d'après la loi religieuse ne se trouvait pas du tout au Moyen-Orient.

D'après ce résultat « alarmant », « chaque communauté comptait un petit nombre de mères fondatrices » entre lesquelles aucun lien n'a pu être établi : une explication lacunaire fut fournie, selon laquelle les juifs de sexe masculin étaient venus seuls du Moyen-Orient et avaient donc dû, en désespoir de cause, épouser des femmes indigènes, après, bien sûr, qu'elles se furent converties selon les lois.

Cette dernière conclusion sommaire ne satisfaisait pas les adeptes du gène juif, et la rédaction d'une thèse de doctorat fut donc entreprise dans le cadre du Technion de Haïfa, concluant que, malgré le scandaleux défaut de considération des femmes de l'ancien temps pour l'unification du peuple juif, environ 40 pour cent de l'ensemble des « Ashkénazes » vivant dans le monde étaient les descendants des « Quatre Mères » (comme dans la Bible). Haaretz, selon son habitude, veilla immédiatement à rapporter cette information fidèlement et en détail. Le quotidien Maariv, moins sérieux mais de plus grande diffusion, relata également que ces quatre grands-mères ancestrales étaient « nées en Eretz Israël il y a environ mille cinq cents ans, et que leurs familles étaient parties pour l'Italie avant de s'installer dans la région du

Rhin et de la Champagne ».

Les conclusions rassurantes de la thèse de doctorat sur « l ' A D N mitochondrial ashkénaze » écrite par Doron Behar furent également publiées dans l'American Journal of Human Genetics. Le directeur de ce travail était Karl Skorecki, expert chevronné en génétique juive. Ce professeur religieux du département de médecine du Technion venu de l'université de Toronto était déjà connu pour avoir « découvert » l'extraordinaire « Sceau des prêtres ».

Skorecki était bien sûr lui-même « Cohen », et, dans les années 1990, à la suite d'un incident survenu dans la synagogue qu'il fréquentait au Canada, il entreprit de s'intéresser à sa « vénérable » origine. Il eut la chance que le rabbin Kleiman, qui non seulement était également « Cohen », mais dirigeait le Centre des Cohanim de Jérusalem, lui commandât une étude sur l'origine de tous les juifs portant de nos jours le nom de « Cohen ». Le Centre des Cohanim est une institution qui milite pour la construction du Troisième Temple, en lieu et place de la mosquée d'Al-Aqsa, et prépare les personnes qui en assureront le service sacré. Ce centre possédait, semble-t-il, des sources de financement variées, permettant de mettre en œuvre l'étude souhaitée.

Cette histoire pourrait, à juste titre, passer pour une hallucination, mais dans la réalité « ethnique » de la fin du XXe siècle elle prit des allures scientifiques « fondées », éveillant un écho médiatique exceptionnel et gagnant l'attention d'un large public de convaincus en Israël et dans le monde juif. Les Cohanim, ancienne élite aristocratique transmise par la naissance, provenant de la semence d'Aaron, frère de Moïse, acquirent une popularité inattendue à l'ère de la génétique moléculaire. Des parties du gène nommées haplotypes - ensemble des différents allèles liés sur un même chromosome - se révélèrent spécifiques chez plus de 50 pour cent des personnes portant le nom de Cohen. Des scientifiques britanniques, italiens et israéliens participèrent à l'étude de

Skorecki, dont les conclusions furent publiées dans la prestigieuse revue britannique Nature. Cette recherche prouva sans aucun doute possible que la classe des prêtres juifs descendait bien d'un ancêtre commun ayant vécu il y a trois mille trois cents ans. La presse israélienne s'empressa de confirmer cette découverte, qui causa une grande joie génétique !

L'aspect le plus amusant de l'histoire du « gène des Cohanim » fut qu'il faillit même être un « gène non juif ». L'appartenance au judaïsme est déterminée, on le sait, par la mère. Il n'était pas aberrant de supposer qu'un nombre non négligeable de Cohanim non croyants dans le monde se soient mariés, depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours, avec des « non-juives », bien que la loi juive le leur interdît. Il est probable que de ces unions naquirent des enfants « non juifs », qui, d'après l'étude du professeur Skorecki, portent le « sceau génétique des Cohanim ». Mais depuis quand les scientifiques juifs sont-ils obligés de s'arrêter à des petits détails, d'autant plus que Dieu ne les habite plus vraiment ? La

« science » juive pure est censée remplacer, à l'ère du rationalisme éclairé, l'antique foi israélite imprégnée de préjugés.

De même, aucun journaliste ne se préoccupa de publier les découvertes du professeur Uzi Ritte, du département de génétique de l'université hébraïque, qui vérifia différemment les mêmes haplotypes des Cohanim du chromosome Y et n'y trouva aucune spécificité.

Dans un État qui se définit comme juif, mais dans lequel il n'existe aucun signe de reconnaissance culturel permettant de définir un mode de vie juif laïque universel, à l'exception des restes épars et laïcisés d'un folklore religieux, l'identité collective a encore besoin de la représentation floue et prometteuse d'une ancienne origine biologique commune. Derrière chacun des actes étatiques en matière de politique identitaire en Israël, on voit encore se profiler la longue ombre noire de l'idée d'un peuple race éternel.

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 Bâtir un Etat « ethnique »

En 1947, l'Assemblée générale de l'ONU vota à la majorité des voix la création d'un « État juif » et d'un « État arabe » sur le territoire qui portait auparavant le nom de Palestine/Eretz Israël.

Des milliers de déracinés sans abri erraient alors à travers toute l'Europe, et la petite colonie de peuplement sioniste établie dans le cadre du mandat britannique était censée les absorber. Les États-Unis, qui, jusqu'en 1924, avaient accueilli de nombreux juifs du peuple yiddish, refusaient désormais d'ouvrir leurs portes aux rescapés brisés par le grand massacre nazi ; les autres États développés firent de même. Il leur était finalement beaucoup plus facile de proposer aux rescapés une terre lointaine qui ne leur appartenait pas pour résoudre le dérangeant problème juif.

L'élite sioniste, qui aspirait à la mise en œuvre de la souveraineté juive, tâtonnait dans le brouillard et ne savait pas encore définir clairement qui était juif et qui ne l'était pas.

La première mission importante du futur État était d'éloigner, dans la mesure du possible, ceux qui, explicitement, ne se considéraient pas comme juifs. Le refus obstiné des États arabes d'accepter le partage de l'ONU et leur attaque conjointe contre le jeune État juif contribuèrent en fait à l'établissement de ce dernier : parmi les neuf cent mille Palestiniens qui étaient censés rester en

Israël et dans les territoires supplémentaires qu'il s'adjoignit à la suite de sa victoire militaire, environ sept cent trente mille s'en fuirent ou furent expulsés, soit plus que l'ensemble de la population juive à cette même époque (six cent quarante mille personnes). Et, ce qui est beaucoup plus important pour l'histoire de la région, il fut possible, en raison du principe idéologique selon lequel « Eretz Israel » est la terre historique du « peuple juif », d'empêcher sans remords inutiles le retour de ces centaines de milliers de réfugiés dans leurs foyers et sur leurs terres après les combats.

Cette épuration partielle ne régla pas totalement les problèmes d'identité dans le nouvel État. Environ cent soixante-dix mille Arabes y demeuraient encore, et de nombreux déracinés étaient arrivés d'Europe avec leur conjoint non juif.

On retrouve cette dualité de valeurs dans la Déclaration d'indépendance, charte constitutive de l'État : d'une part, Israël devait respecter les exigences de l'ONU quant au caractère démocratique de l'État (Israël « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d'éducation et de culture ») ; d'autre part, il devait correspondre à la vision sioniste qui avait amené à sa création (il était destiné à mettre en œuvre « le droit du peuple juif à la renaissance nationale dans son propre pays », c'est-à-dire à un « État juif en terre d'Israël »). Pourquoi une telle dualité ? C'est cette question qui doit maintenant être examinée.

Par quoi 1'« ethnos juif » se caractérise-t-il ? Nous avons étudié, tout au long de ces pages, les sources historiques possibles du judaïsme, ainsi que le processus de construction essentialiste du « peuple » à partir des reliquats et des souvenirs de ce judaïsme composite, dès la seconde moitié du XIXe siècle. Qui sont, dans ces conditions, les possesseurs légitimes de cet État juif "recréé" après des milliers d'années sur sa «terre exclusive d'Israël»?

Tous ceux qui se considèrent comme juifs, ou bien tous ceux qui sont devenus citoyens israéliens ? Ce problème complexe constituera l'un des principaux axes autour desquels s'organisera la politique identitaire du pays.

Dès 1947, il fut décidé dans la pratique que les juifs ne pourraient pas y épouser de non-juifs : le prétexte civique de cette ségrégation, dans une communauté au sein de laquelle la majorité était alors parfaitement laïque, était en apparence le désir de ne pas créer de fossé entre laïques et religieux. Dans la célèbre « lettre du statuquo » signée par des représentants du camp religieux national et par David Ben Gourion, président de l'Agence juive, ce dernier s'engagea, notamment, à laisser la juridiction matrimoniale du futur État aux mains du rabbinat. Ce n'est pas non plus un hasard si Ben Gourion a également soutenu les cercles religieux qui s'opposaient obstinément à toute Constitution écrite.

En 1953, la promesse politique de ne pas instituer de mariage civil en Israël fut légitimée par la loi sur la juridiction des tribunaux rabbiniques, stipulant que les affaires matrimoniales des juifs en Israël seraient placées sous leur monopole exclusif et soumises à la "loi biblique".

Tout comme Israël n'a pas été capable de déterminer ses frontières territoriales, il n'est jamais parvenu non plus à fixer clairement celles de sa nation. Les critères d'appartenance à 1'« ethnie » juive ont fait dès le départ l'objet d'hésitations.

Le chef du gouvernement, David Ben Gourion, qui savait parfaitement qu'on ne pouvait pas, dans un État fondé sur l'immigration, déterminer qui est juif sur une base purement volontariste, eut tôt fait d'annuler le coup de tête laïque de son ministre de l'Intérieur, et le statu quo brumeux fut restauré. Le ministère de l'Intérieur, revenu aux mains des religieux, continua d'inscrire comme juifs, d'après l'habitude antérieure, ceux dont la mère possédait l'« identité » juive.

La trahison de la foi juive pour embrasser la religion de Jésus avait eu raison, en dernier ressort, de l'imaginaire biologique déterministe. Il fut décidé de façon catégorique qu'il n'existait pas de nationalité juive sans l'enveloppe religieuse qui l'entoure. Le sionisme ethnocentriste eut donc besoin du support de la loi religieuse juive pour fixer les critères principaux de sa définition, et les juges laïques comprirent parfaitement cette nécessité historiconationale.

Le point le plus intéressant de cette affaire réside dans le fait que le président de la Cour suprême, Shimon Agranat, lauréat du prix Israël, ne se contenta pas de repousser la plainte en se fondant sur la Déclaration d'indépendance, mais examina le fond du sujet et chercha à clarifier la raison pour laquelle il existe une nation juive et en aucun cas une nation israélienne. Les faiblesses théo

Risques de la définition de la nation d'Agranat, qui, d'une part, s'appuyait uniquement sur des aspects subjectifs et, d'autre part, refusait le principe du choix individuel, étaient symptomatiques de l'idéologie qui prévalait en Israël. Le fait qu'il ait administré comme preuve éclatante de l'existence d'une identité nationale juive l'émotion et les larmes des parachutistes après la conquête du Mur des lamentations montre qu'Agranat était davantage influencé par la lecture des articles de journaux que par celle des livres d'histoire et de philosophie politique ; ce qui ne l'a pas empêché d'utiliser ceux-ci comme preuve de sa grande érudition tout au long de l'exposé des motifs du verdict.

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 L'affaiblissement du sionisme socialiste (originaire d'Europe de l'Est), qui n'avait pas spécialement brillé par son esprit de tolérance ni par son pluralisme, et l'accession au pouvoir de la droite populaire, peu appréciée de la plupart des intellectuels israéliens, ont rendu plus légitime la notion de conflictualité politique et culturelle dans le pays.

« Juif et démocratique » - un oxymore ?

Pour Rubinstein et Yakobson, dans la mesure où l'ONU a reconnu aux juifs le droit à l'autodétermination en 1947, celui-ci doit être préservé jusqu'à ce que le dernier juif ait décidé de « monter » en Israël. Ils n'exigent pas ce droit, bien sûr, pour le peuple judéo-israélien qui s'est formé au Moyen-Orient, car pour eux un tel peuple n'existe pas. Mais la réalité est dure pour les juristes sionistes : au XXIe siècle, il n'existe plus de juifs qui ne puissent quitter le pays dans lequel ils vivent, et pourtant, sauf quelques-uns, ils refusent catégoriquement de mettre en application leur droit de souveraineté nationale. La balance migratoire israélienne devient par conséquent déficitaire, et le nombre d'habitants quittant le pays, au moment où ces pages sont rédigées, est plus important que le nombre de ceux qui frappent à ses portes.

Un gouvernement démocratique est supposé voir avant tout dans ses électeurs des citoyens. Il est élu par eux, financé par eux et est censé, en principe, les servir. Le bien public doit concerner tous les citoyens sur une base égalitaire, au moins en apparence.

Si le terme « juif » se transformait et devenait ouvert et accessible à tous les citoyens de l'État, comme le terme « israélien », et si chacun d'entre eux pouvait se déplacer dans l'espace identitaire selon sa libre volonté, on pourrait alors être moins sévère et commencer à considérer Israël comme une entité politique engagée dans une dynamique qui la transformera un jour en démocratie.

Mais cette mobilité a été interdite à perpétuité en Israël. La « nationalité » de chaque citoyen est inscrite au ministère de l'Intérieur, sans qu'il ait eu le droit de la déterminer lui-même et sans qu'il ne puisse jamais en changer, à moins de se convertir et de devenir un juif croyant selon le dogme religieux. L'État juif enregistre méticuleusement ses propriétaires légitimes, en d'autres termes les juifs, dans ses cartes d'identité et/ou dans les registres de l'état civil. Il précise avec exactitude la définition de la « nationalité » des non-juifs, parfois jusqu'à l'absurde (par exemple, la carte d'identité des citoyens israéliens qui,  malheureusement pour eux, sont nés à Leipzig d'une mère «non juive» avant 1989 porte encore la mention « Allemagne de l'Est » à la case « nationalité »).

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 Ethnocratie à l'ère de la mondialisation

Israël, en dépit de toutes les vicissitudes de son histoire, existe sous cette forme d'ethnocratie libérale depuis déjà soixante ans.

Le libéralisme s'y est renforcé au fil des ans, mais le maintien des bases ethnocentristes de l'État constitue encore l'obstacle principal à son développement. De plus, les mêmes mythes qui se sont avérés efficaces pour la construction de l'État national risquent de contribuer à l'avenir à mettre en danger son existence même.

Il aura fallu quarante ans aux élites politiques en Israël pour analyser correctement la situation et comprendre que, dans un monde technologiquement développé, le contrôle sur des bandes de terre n'est pas nécessairement une source de puissance. A l'heure où sont écrites ces lignes, il n'existe pas encore dans le pays de dirigeants suffisamment courageux pour trancher cette question et oser entailler fermement la « terre d'Israël ».

La mythologie de 1'« ethnie » juive qui se voit comme un ensemble historique fermé sur lui-même, qui a toujours, prétendu ment, empêché la pénétration d'étrangers et doit par conséquent persister dans cette voie, coule dans les veines de l'État d'Israël et menace de le désagréger de l'intérieur.

Ces dernières années, l'État juif s'est montré de moins en moins désireux d'accueillir une immigration trop massive. Le vieux discours national qui tournait entièrement autour de l'idée de « montée » vers Israël a perdu beaucoup de sa magie.

Quelqu'un osera-t-il, par ailleurs, abroger la loi du retour et en restreindre l'application au droit d'asile pour les réfugiés juifs persécutés ? Est-il envisageable de retirer à un rabbin new-yorkais le droit automatique de se faire citoyen israélien lors d'une visite éclair en Israël (généralement à la veille d'élections) avant de revenir dans son pays d'origine ? Et qu'est-ce qui empêcherait ce même juif, s'il était victime de persécutions (et non parce qu'il a commis un délit), de vivre selon la foi juive dans une république israélienne de tous ses citoyens, exactement comme il le fait actuellement aux États-Unis dans le calme et la sérénité ?

Vient enfin la question centrale, peut-être la plus problématique de toutes : dans quelle mesure la société judéo-israélienne sera-t-elle disposée à se débarrasser de son image profondément ancrée de « peuple élu », et est-il envisageable qu'elle cesse de se glorifier et d'exclure l'autre, soit au nom d'une histoire sans fondement, soit par le biais d'une science biologique dangereuse ?

 Les interrogations qui closent cet ouvrage sont donc plus nombreuses que les solutions qu'il apporte, et le ton, est ici plus inquiet qu'optimiste.

Mais il est logique qu'un essai qui, au fil des pages, remet en cause le passé juif s'achève par un questionnement quelque peu insolent sur un avenir douteux.

Et, en définitive, si l'on peut tenter de modifier de façon si radicale l'imaginaire historique, pourquoi ne pas chercher également à envisager, en faisant preuve de beaucoup d'inventivité, un avenir totalement différent ? Si le passé de la nation relève essentiellement du mythe onirique, pourquoi ne pas commencer à repenser son avenir, juste avant que le rêve ne se transforme en cauchemar ?

Un autre résumé ici :

https://reseauinternational.net/lodyssee-du-dieu-jahve-dans-lhistoire-par-aline-de-dieguez/